Vous dénoncez notamment le recours au tout médicament qui a cours dans notre pays pour traiter la douleur. Mais d’abord, quel est le mécanisme de la douleur chronique qui toucherait donc une personne sur 5 ?
Dr Marc Lévêque : Pour parler des douleurs chroniques, il faut déjà parler de la douleur aiguë en fait. La douleur chronique, c’est une douleur qui se prolonge au-delà de 3 à 6 mois. Mais la douleur aiguë, c’est le signal d’alarme de notre organisme. Elle est utile, ça protège notre intégrité physique. Donc c’est l’alarme qui nous signale qu’on a marché sur une pointe ou qu’on met notre main sur une plaque chauffante. Elle est utile, elle est même indispensable. Mais il arrive que la douleur devienne en soi une maladie et c’est le problème de la douleur chronique.
C’est une maladie à part entière qui finit par gâcher la vie et cette maladie va être sensible à d’autres facteurs que le facteur biologique. Il va y avoir l’aspect psychologique – si cette douleur intervient quand on n’a pas trop le moral, quand on est déprimé, elle va s’amplifier. J’ai coutume de dire que « quand on est mal, on finit par avoir mal », et inversement « quand on a mal, on finit par être mal« . Il y a des va-et-vient entre le psychisme et le physique. Et puis il y a aussi l’aspect social. C’est-à-dire que si cette douleur, cette lombalgie, intervient à un moment où vous en avez plein le dos de votre petit chef, de votre employeur, elle aura tendance à se chroniciser, à s’enraciner. En douleur chronique, il faut vraiment avoir cette dimension biologique, psychologique et sociale. On appelle ça le modèle « biopsychosocial » qui est fondamental pour faire la différence entre la douleur chronique et la douleur aiguë.
Migraine, fibromyalgie, endométriose : les femmes premières concernées
Quelles sont les douleurs les plus fréquentes, et les plus violentes également ?
Il serait difficile d’en faire l’inventaire. On peut par contre dans un premier temps dire qui est concerné par la douleur. Les personnes âgées. A partir de 70 ans on a coutume de dire que « si vous vous réveillez sans douleur, c’est que vous êtes mort. » C’est vrai que plus on avance en âge, plus on est sujet à la douleur, parce que les organes s’abîment, parce qu’on a des pathologies chroniques.
Ensuite, la douleur, elle est féministe. Si vous êtes une femme, vous avez plus de risques d’avoir des douleurs. Il y a la migraine qui est une maladie à forte prévalence féminine. Il y a la fibromyalgie, l’endométriose. Donc toutes ces maladies qu’on rencontre plus chez la femme, sensibilisent davantage la femme à la douleur. Il y a aussi l’aspect hormonal. Des hormones masculines comme la testostérone peuvent avoir tendance à protéger de la douleur alors que les hormones féminines peuvent au contraire avoir tendance à exposer à la douleur. A tel point que, dans nos consultations de la douleur, environ deux tiers sont des femmes et ça monte même jusqu’à 80% dans certains centres de prise en charge de la douleur.
La douleur a aussi tendance à s’attaquer à des gens qui ont moins de moyens. Une personne pauvre, précaire, va être plus exposée à la douleur pour toutes sortes de raisons. Donc c’est vrai qu’il y a des populations cibles. Il y a des pathologies qu’on retrouve plus fréquemment comme les céphalées, les lombalgies.
Les pauvres subissent plus de douleurs
Pour quelle raison une personne précaire sera plus sujette – ou victime de la douleur ?
On le voit déjà avec les problèmes de malbouffe. Les patients avec peu de moyens sont ceux qui sont plus victimes de surpoids, d’obésité. A partir du moment où on est en surpoids, on va avoir plus de douleurs. Avec une moins bonne alimentation, une moins bonne hygiène de vie, on aura plus de douleurs et également moins de moyens pour se soigner, pour la prévention, moins de moyens pour faire du sport. C’est souvent la double peine.
Quelles sont les douleurs les plus rétives aux traitements médicamenteux ?
Ce sont les douleurs neuropathiques qui sont liées à des lésions du nerf. Neuro, c’est le nerf; pathique, c’est la pathologie. Donc chaque fois qu’il y a une pathologie du nerf. Alors ça va être aussi bien les nerfs de votre bras, la moelle épinière, que votre cerveau, suite à un AVC, suite à une sclérose en plaques ou suite aussi, par exemple au niveau du dos, à une intervention qui se serait mal déroulée, à une hernie discale. Le nerf est lésé et il envoie une information erronée. On a des sensations de brûlure, de décharge électrique, de fourmillement, et ça ce sont des douleurs qui répondent mal aux médicaments que sont en général les antidépresseurs, les antiépileptiques, les morphiniques. C’est vrai qu’on est assez démunis pour ce type de douleurs. Ce sont les plus rétives de notre spécialité.
« La morphine peut être pire que le mal »
Vous déplorez la faible efficacité des médicaments mais aussi leurs effets secondaires et l’accoutumance dangereuse qu’ils engendrent parfois. Est-ce qu’on peut sérieusement se passer des médicaments pour vaincre simplement une migraine ?
Pour la migraine effectivement, on commence à avoir des médicaments de plus en plus performants. C’est vrai que l’accoutumance, notamment aux morphiniques, est quelque chose dans l’actualité dont on ne parle pas beaucoup en France. Mais aux États-Unis, ça fait les gros titres de médias. La crise des opioïdes aux Etats-Unis fait plus de 500 000 morts sur des opiacées et des morphiniques prescrits. C’est une véritable hécatombe. A l’origine, on a prescrit des morphiniques chez les patients notamment qui avaient des douleurs neuropathiques ou qui avaient des douleurs lombaires chroniques. On sait d’une part que sur les douleurs neuropathiques on n’est pas très efficace et d’autre part – là on le sait moins – quand on a une douleur chronique et qu’on prend ces morphiniques au long cours, notre système de la douleur devient de plus en plus réceptif. Non seulement on a une accoutumance mais petit à petit on devient de plus en plus sensible, de plus en plus douillet à la douleur. Cela s’appelle l’hyperalgésie induite aux morphiniques. Dans certains cas, le traitement, la morphine, peut être pire que le mal et pire que la douleur.
Attention à la consommation de Tramadol
Ce phénomène dont vous parlez aux États-Unis, cette accoutumance aux opioïdes, est-elle en train de se produire en France ?
Il y a effectivement des tendances – notamment avec l’usage du Tramadol – qui montrent une consommation de plus en plus importante, qui peut être préoccupante. Mais en valeur absolue, même si on a eu trois fois plus de morts par overdose en France, par rapport à ce gigantesque cimetière des États-Unis – où les tombes les plus visibles sont celles de Michaël Jackson et de Prince – on en est encore très loin. Il y a des signaux qui ne sont plus si faibles que ça. Les morphiniques demandent à être prescrits avec parcimonie, en particulier dans la douleur chronique. Ce qui n’est pas le cas dans la douleur cancéreuse où là, vraiment, on a encore des progrès à faire.
Un médicament très efficace, c’est le sport !
Quelles sont les alternatives efficaces aux médicaments ?
Il y a un très bon médicament dont tout le monde peut disposer, c’est le sport. Le sport médicament. Ce qu’on appelle « l’activité physique adaptée ». C’est un très bon médicament car ça va libérer notre médicament naturel, notre endorphine, et il va y avoir des effets au niveau des tissus, de l’inflammation. Malheureusement on rechigne un peu à l’utiliser parce que c’est vrai que, dans la douleur, on attend un peu parfois trop – que ce soit les médecins mais également les patients – une solution magique.
Quand on a mal on se dit « il ne faut pas que je bouge ! »
Exactement ! C’est un peu une fausse croyance. C’est pour ça qu’on parle d’activité physique adaptée. Il ne faut pas non plus que l’activité physique que vous allez faire réveille vos douleurs parce que ça va vous dissuader de vous mettre en mouvement. On appelle ça la kinésiophobie. Par contre, il faut trouver le sport qui va vous permettre de vous mettre en activité et donc il faut que ce sport soit adapté. Par exemple, quelqu’un qui a mal au dos, qui est en surpoids, ça va être la natation. Parce que l’eau va neutraliser son poids et ça va muscler ses muscles para-vertébraux.
Hypnose, méditation, relaxation, acupuncture…
C’est l’activité physique adaptée mais ça peut être aussi la méditation, l’hypnose, l’auto-hypnose, la musico-thérapie, la relaxation, l’acupuncture. Il y a toute une flopée de techniques dont une qui est plus récente qu’on appelle la neuromodulation. La douleur est un phénomène chimique, avec des neuromédiateurs – c’est pour ça qu’il y a des médicaments – mais également physique. Il y a des axones et sur ces axones on peut agir avec l’électricité.
Cette électricité, on peut l’appliquer à la surface de la peau – on appelle ça la TENS, l’électro stimulation cutanée – et c’est efficace. On peut l’appliquer au niveau du cerveau – c’est la stimulation magnétique transcrânienne qui donne également de bons résultats dans des douleurs rétives – et puis également au niveau de la moelle épinière – c’est la stimulation de la moelle épinière. Aujourd’hui, l’accélération technologique permet de soulager la douleur et permet même de faire en sorte qu’on oublie la présence de ces dispositifs tellement ils devienennt intelligents.
Seuls 3% des patients ont accès à un centre de la douleur
Oui mais alors à quel prix peut-on se libérer de la douleur ? Comme le dit le sous-titre de votre ouvrage, qui a la possibilité de consulter un spécialiste de la douleur quand les rendez-vous sont parfois à plus d’un an en hôpital ?
Vous touchez effectivement le nerf, le point douloureux. C’est le problème de l’accès. Aujourd’hui seulement 3% des patients ont accès à des centres de la douleur. Il y a le problème de l’accès aux centres de la douleur, sur Marseille ils sont assez saturés, parce que vous avez une offre qui est à prédominance publique. Il y a très peu de maillage territorial, avec très peu de médecins de ville, parce que c’est une spécialité qui est très mal rémunérée. Elle n’incite pas les jeunes ni à se former ni à s’installer en ville. C’est un petit peu comme si vous n’accédiez à votre médecin généraliste qu’en allant aux urgences de l’hôpital ! Il n’y a pas ce maillage de ville.
La TENS : seul 1 patient sur 20 en bénéficie
D’autre part, il y a le problème de l’accès aux innovations. Je parlais de la neuromodulation et de la stimulation magnétique transcrânienne. C’est une technique qui est validée, qui est reconnue, qui a pour ainsi dire pas d’effets indésirables, mais qui n’est pas remboursée. Parce qu’il y a des problèmes de codification. Au niveau administratif on est encore en retard. La TENS par exemple, ces électrodes qu’on met sur la peau, il faut avoir certains critères pour pouvoir la prescrire. A tel point qu’il y a seulement 5% des patients qui devraient en bénéficier qui en bénéficient !
C’est pareil pour les alternatives non médicamenteuses. Le sport sur ordonnance devrait être beaucoup plus facile à prescrire, ça devrait même être remboursé. Ce n’est pas le cas. L’accès aux psychologues – il y a eu avec Macron des débuts de remboursement des psychologues – reste insuffisant. Parce que l’aspect psychologique est primordial.
Les médecins insuffisamment formés
Et puis il y a aussi la question de la formation des médecins. La douleur, c’est le premier critère de consultation en médecine générale. Et pourtant, dans notre scolarité médicale, c’est à peine une quinzaine d’heures. Ce n’est pas une vraie spécialité comme la cardiologie, comme l’allergologie. Donc c’est une spécialité dédaignée, avec peu de moyens, donc une mauvaise formation des médecins. Avec cette tendance que peuvent avoir les médecins à soigner la douleur chronique comme la douleur aiguë. C’est-à-dire en recourant aux mêmes médicaments, notamment la morphine, alors que ce ne sont pas du tout les mêmes mécanismes et pas les mêmes classes médicamenteuses. Il y a d’autres leviers non médicamenteux qu’on n’utilise pas assez. La formation, c’est aujourd’hui un vrai souci dans notre domaine.
Quand quelqu’un vient vous voir ou voit son généraliste et dit « J’ai des douleurs, j’ai mal, je ne sais pas ce que j’ai », il faut l’écouter, ne pas lui dire « Arrête de te plaindre ! »
C’est fondamental. Il faut respecter la douleur. Peut-être qu’elle a poussé sur un terrain psychologique, parce que le patient en question est en instance de divorce, en instance de licenciement… Il faut prendre le temps de l’écouter et c’est ça souvent qui fait défaut. Les médecins généralistes sont débordés, ils ont peu de temps, donc ils vont prescrire un antalgique, éventuellement un examen. Si on creuse plus, on apprend finalement que la petite a des soucis à l’école, et on s’aperçoit que la douleur est plus le symptôme d’un dysfonctionnement. Donner à ce moment-là un antalgique, c’est apporter une mauvaise solution à un vrai problème.
Le cannabis thérapeutique est un faux espoir
On entend beaucoup parler des effets bénéfiques du cannabis thérapeutique. Peut-il être une solution efficace quand le reste ne marche ?
Cela peut l’être dans de très rares cas. Je pense notamment aux douleurs spastiques des patients – ce sont souvent des patientes – qui souffrent de sclérose en plaques. Il y a eu un engouement, un buzz, le buzz de la beuh qui a eu lieu il y a un ou deux ans. Pour les spécialistes de la douleur, c’est assez décevant. En fait, c’est un peu comme le vin qui est un autre antalgique végétal. C’est un petit antalgique, c’est un petit hypnotique et c’est un petit anxiolytique. Donc ça peut aider.
On le sait, des patients fument un petit joint de temps en temps, ça leur permet de se détendre. Mais pour autant on ne peut pas affronter une activité professionnelle avec le cannabis, que ce soit en médicament ou en fumette. Cela a suscité beaucoup d’espoir. Après il y a peut-être aussi des enjeux plus politiques avec la question de la légalisation qui se tramait derrière. On en a parlé beaucoup plus que le service rendu réel du cannabis. Il reste utile dans certaines pathologies mais extrêmement ciblées.
Les douleurs cauchemardesques, c’est rare…
La chirurgie fait-elle également partie des solutions ?
Oui. Au travers de ce qu’on appelle la neuromodulation. C’est vraiment un vaste champ de la neurochirurgie qui s’ouvre. On va stimuler la moelle épinière et en stimulant la moelle épinière par un courant électrique, on va bloquer le message douloureux. On peut le faire également au niveau cérébral. Donc la chirurgie apporte des solutions à ces pathologies rebelles aux traitements médicamenteux.
D’après votre expérience, existe-t-il des douleurs pour lesquelles nous n’avons pas de solution et qui finalement condamnent les patients au cauchemar ?
Heureusement ces douleurs cauchemardesques sont excessivement rares. Dans ma pratique j’entends plus souvent des patients qui me disent « Ah bah comment se fait-il qu’on ne m’en ait pas parlé plus tôt ? » plutôt que « Je veux mourir ! » Parce qu’en général la demande de suicide – on peut rebondir avec l’actualité plus récente avec les débats sur l’euthanasie, sur le suicide assisté – ça concerne des douleurs extrêmement rares puisque aujourd’hui on a un arsenal thérapeutique médicamenteux, et pas seulement, on a toutes ces alternatives. Il y a aussi l’aspect psychologique qu’on prend en charge, également l’aspect social. On arrive quand même, avec tout ce qu’on a dans notre mallette de médecins de la douleur, à agir dans la plupart des cas. Il y a aussi le temps qui fait son œuvre. Donc Dieu merci les douleurs cauchemardesques sont excessivement rares.
« Il n’est point de petite douleur »
Je renvoie à votre livre « Libérons-nous de la DOULEUR. Les nouvelles techniques pour sortir du scandale de la douleur et du tout médicament » (éditions Buchet-Chastel) avec la citation d’un chirurgien lyonnais du 18e siècle – Marc-Antoine Petit – qui parle de la douleur : « Ne l’appréciez jamais par ce qu’elle vous paraît être mais par ce que le malade semble souffrir; il n’est point de petite douleur pour celui qui souffre. »
Eh oui… La douleur s’éprouve, elle ne se prouve pas.
cet article vous a plu ?
Donnez nous votre avis
Average rating / 5. Vote count:
No votes so far! Be the first to rate this post.