Le don d’organes a beau être inscrit dans la loi depuis 49 ans, il a beau être aussi l’un des grands gestes d’altruisme par-delà la mort, il se porte très mal. L’an dernier, 36,5% des familles françaises confrontées à ce choix l’ont refusé, c’était même 52% Marseille. Or pendant ce temps, 23 000 patients attendent un organe quand on sait que seulement 6 000 greffes sont réalisées chaque année.
Parmi les motifs de refus, celui qui revient le plus souvent est l’absence de prise de position du défunt. Il n’en avait jamais parlé. Dans le doute, ses proches s’abstiennent. La religion du défunt est également régulièrement mise en avant pour s’opposer au prélèvement. Les personnels médicaux expliquent pourtant qu’officiellement toutes les religions sont favorables à ce geste altruiste. Rien n’y fait.
Crever l’abcès
C’est pour y voir plus clair et tenter de partager cette vérité que MProvence et l’Assistance Publique – Hôpitaux de Marseille (APHM) ont organisé une conférence publique intitulée : « Les religions sont-elles favorables au don d’organes ? ». Elle se déroulait vendredi 17 octobre dans la prestigieuse bibliothèque de l’Alcazar à Marseille.

Une date qui n’était pas choisie au hasard, puisqu’il s’agit de la Journée mondiale du Don d’organes et de la greffe, instaurée en 2005 par l’Organisation Mondiale de la Santé. Rien ne sert de tourner autour du pot, il faut informer, débattre, et crever les abcès.
L’appel aux religieux : aidez-nous !
« Les religions ont souvent bon dos », tranche d’emblée François Crémieux, directeur général de l’APHM. « On s’autorise un certain nombre de comportements au quotidien, et pour les justifier on invoque la religion. C’est aussi le cas dans des moments difficiles, comme pour parler au nom d’un proche décédé et refuser le don de ses organes. »

M. Crémieux croit fermement à la force de ces rencontres. « À force d’organiser des soirées comme celle-ci, on finit par toucher beaucoup de monde. Surtout si chacun parle à 10 personnes de ce sujet. » Et s’adressant aux dignitaires religieux réunis devant lui : « Comment pouvez-vous nous aider à poser le débat au moment crucial, à porter cette décision dans les moments les plus compliqués ? Car vous les religieux, vous parlez à tout le monde dans vos lieux de culte, vous nous permettez d’élargir le propos. »
Pr Leone : « La vraie raison du refus n’est pas religieuse »
Que veulent donc sincèrement les religions ? En 2025, près de 1 000 personnes seront mortes en France faute de greffons (cœurs, foies, poumons…) disponibles et des milliers d’autres continueront à vivre péniblement grâce à la dialyse par manque de reins à leur transplanter. Chef du service d’anesthésie-réanimation de l’Hôpital Nord, le professeur Marc Leone se retrouve face aux familles invitées à donner les organes d’un proche disparu à la suite d’un accident. Et souvent il ne s’était pas exprimé sur le sujet.
« On demande alors à la famille non pas ce qu’elle pense, mais ce que le défunt aurait pensé du don d’organes, en fonction de sa personnalité, de sa vie, de ses engagements. Cela m’émeut fortement quand les gens disent oui d’emblée. »
Le réanimateur est évidemment confronté au pseudo interdit religieux. « 10% des refus sont motivés par le fait que la famille veut conserver l’intégrité du corps, puis il y a la frange complotiste qui pense par exemple qu’on gagne de l’argent sur les organes. Pour les autres, ils ont tendance à mettre la religion en avant, c’est généralement une protection. La vraie raison est souvent sociale, due à un manque de confiance dans la société et le corps médical. Dans 60% des cas, c’est non, il est alors très difficile de faire basculer cette opinion. »
« Si les musulmans ne se bousculent pas… »

Le représentant musulman n’y va alors pas par quatre chemins. « Si les musulmans ne se bousculent pas pour donner leurs organes, ça tient à une indigence théologique. Il nous faut déconstruire les préjugés. » Est-ce le souci de préserver l’intégrité du corps et sa valeur sacrée qui prévalent ? Ou encore le souhait de conserver le corps pour la résurrection (ce qui explique également le refus de la crémation, même si l’on sait bien que ce corps sera rapidement décomposé une fois mis en terre) ?
L’imam estime que c’est une autre motivation — plus étonnante — qui prime chez les récalcitrants au don, alors que l’islam théorique l’encourage : « Ils se disent : est-ce que je ne vais pas donner mes organes à une personne qui va mal agir ? » Là encore, dans le doute, le fidèle s’abstient.
Rabbin Journo : « Le don d’organes est un don suprême »
Pour le rabbin Mickaël Journo, aumônier général des hôpitaux de France, il n’y a aucun doute à avoir. « Dans le judaïsme, sauver la vie est un impératif supérieur qui dépasse tout. Cela prime sur presque toutes les autres mesures religieuses. Le don d’organes est un don suprême. Aimer son prochain, c’est agir concrètement pour préserver sa vie. Le don d’organes est ainsi un témoignage d’amour. Cela donne un sens et apporte la consolation. »
Quid là aussi de l’exigence d’intégrité du corps si on prélève organes et tissus ? « Elle s’efface devant le don de la vie », insiste le rabbin dans un plaidoyer magnifique (à écouter ci-dessus). Difficile de faire plus clair.
Pour les catholiques représentés par Sœur Krystel Bujat, c’est la même exigence qui prévaut. « Il n’existe aucune interdiction et même une demande en faveur du don d’organes. La donation est un acte noble et méritoire. La vie est sacrée », martèle la déléguée diocésaine pour la Pastorale de la santé. Le pasteur Jeannot Randriandrasana, de l’Église protestante malgache de Marseille, confirme : « Le don est ce qui fonde le christianisme, et le protestantisme en particulier. Comme le service du prochain. On est tous dans le même bateau ! »
Michel Langlois, représentant des bouddhistes, enfonce le clou : « Le bouddhisme, c’est l’amour, la compassion. Le summum de la générosité, c’est le don d’organes. »
« Les belles paroles du dogme et la réalité… »

L’évidence semble donc régner au royaume de Dieu, quelle que soit la chapelle invoquée. Au moins en théorie puisqu’une proportion non négligeable des fidèles reste sourde à ce message altruiste. « Il y a un écart entre les belles paroles du dogme et la réalité des situations », constate le professeur Yannick Jaffré, anthropologue au CNRS. « En fait, les corps définis par la médecine et par la religion sont des corps différents. Les humains habitent simultanément dans un système épidémiologique et dans un système religieux. »
Une cohabitation qui ne fait pas toujours bon ménage mais qui interroge à la fin de la vie : « Dans les hôpitaux, quand la médecine dit qu’il n’y a plus d’espoir, il reste l’espérance de la religion. » Le don d’organes justement peut réconcilier les deux locataires de l’être humain en sublimant la mort et l’absence de sens quand le décès est brutal et prématuré.

Le public à cette conférence inédite à Marseille, impulsée par le Dr Marco Caruselli, chef de la Coordination hospitalière des prélèvements d’organes et de tissus, a bien saisi l’urgence de la situation. « Sans organes pour remplacer l’organe défaillant, le patient va mourir. Il existe très peu de motifs médicaux d’opposition au prélèvement, même si vous êtes fumeur ou que vous buvez un peu. Vous êtes tous donneurs ! »
Le signal d’alarme tiré par la Dr Delaporte
C’est la docteur Véronique Delaporte qui a vraiment mis les pieds dans le plat. Cette chirurgienne de l’hôpital de la Conception est spécialiste de la greffe de rein. Chiffres à l’appui, elle a tiré le signal d’alarme qui devrait résonner aux oreilles de tous les Marseillais.

Dr Véronique Delaporte, chirurgienne urologue, hôpital de la Conception (AP-HM)
« Entre le 1er janvier et le 30 septembre 2025, nous avons réalisé 195 greffes dans les hôpitaux marseillais, tous organes confondus. Sur l’ensemble de 2024, 309 greffes y avaient été accomplies. » Proportionnellement, il paraît improbable de faire 114 transplantations sur les trois derniers mois de 2025, sauf à passer d’une moyenne de 21 greffes mensuelles à 38 ! À moins d’un miracle… « Nous sommes notamment confrontés cette année à une forte baisse du nombre de greffes rénales. Nous sommes très en retard. C’est révélateur de ce qu’il se passe dans notre région où les dons d’organes sont moins nombreux. »
« Oui nous sommes de mauvais élèves à Marseille, avec un taux d’opposition à 50% l’an dernier, mais il y a une note d’espoir car en 2023 on dépassait 60% », veut cependant croire la Dr Delaporte. Selon elle, le problème vient du fait que « seulement une personne sur deux a fait part de ses volontés à son entourage familial. Or quand on les interroge, on sait que 80% des Français se disent favorables au don d’organes. » Moralité : dites à vos proches ce que vous souhaiteriez si une telle situation se présentait, à savoir vous retrouver en état de mort cérébrale.

Deux témoignages exceptionnels ont permis à l’assistance de saisir l’enjeu du don d’organes. Ils avaient les visages de la rayonnante Hédia Taghouti, préparatrice en pharmacie de 41 ans résidant dans le 15e arrondissement, et de Radouane Lokchiri, 62 ans, employé de la bibliothèque de l’Alcazar. La première a été greffée du rein en 2019 en raison d’une maladie d’origine familiale. Le deuxième est en dialyse et attend une greffe de rein depuis deux ans. Tous deux ont ému aux larmes l’assistance.
L’appel du Pr Justin Michel aux étudiants en santé

Deux heures avant cette conférence sur les religions, le même message avait été délivré à 130 élèves de la faculté des sciences médicales et paramédicales rassemblés à l’initiative de la professeure Valérie Moal dans l’amphi Toga de la Timone. Le vice-doyen de la faculté, le professeur Justin Michel, en appelle à l’engagement et à la responsabilité professionnelle de ces étudiants en santé pour véhiculer le message du don d’organes : « Ces chiffres sont attristants quand on observe que le taux d’acceptation recule à Marseille alors que la greffe est souvent la seule façon de sauver des vies. »
« Vous êtes des maillons essentiels pour amorcer ce changement et provoquer une réflexion en amont dans les familles. Car au moment du décès accidentel, c’est souvent un manque de temps pour la réflexion qui provoque une réponse négative. La greffe est un enjeu majeur de la société et si elle recule, c’est toute la médecine qui recule. D’où l’importance de l’engagement d’Aix-Marseille Université et de cette faculté. »
Vice-président d’AMU, Christophe Pellegrino souhaite que ce type de conférence puisse se dérouler sur d’autres sites universitaires. Le Pr Justin Michel est prêt pour sa part à ouvrir les portes de toutes les formations paramédicales.
Pr Moal : « En avoir parlé avant le drame »

Néphrologue et présidente de la commission de transplantation de l’APHM, la professeure Valérie Moal a elle aussi appelé à la mobilisation des futurs médecins et infirmiers pour diffuser ce message : « L’important est d’être informé et d’avoir parlé du don d’organes, surtout si un jour un drame survient. »
Attention, il ne s’agit pas que des accidents de la voie publique mais également des accidents vasculaires cérébraux par exemple. Avec 40 000 AVC mortels par an en France, ça fait potentiellement beaucoup de candidats au prélèvement d’organes…
Une situation de mort irréversible
Le Dr Geoffrey Brioude insiste : « C’est une situation de mort irréversible. Le décès est acté par la loi. Donc on peut basculer dans le prélèvement. » Pour compenser ce taux de refus toujours élevé des familles, il indique qu’une procédure appelée « Maastricht 3 » permet d’envisager le prélèvement d’organes sur des patients en réanimation depuis plusieurs semaines et pour lesquels l’évolution vers une mort prochaine est inéluctable. Cela laisse le temps de la réflexion aux familles et le prélèvement est alors programmé sans urgence. Cette voie se développe fortement.

Mathieu Courtines est l’un des infirmiers spécialisés qui accompagnent les familles acceptant le don d’organes. « Tout corps est sacré. On en prend grand soin et quand les organes et les tissus sont prélevés, c’est comme une intervention chirurgicale, ça se passe au bloc opératoire dans les mêmes conditions qu’une opération classique. Après 8 à 12 heures d’intervention, le corps est suturé, des pansements sont posés, et le corps est habillé et rendu à la famille pour les funérailles. On ne voit pas qu’il y a eu un prélèvement. Le corps est traité dignement, je vous le dis droit dans les yeux. »

Camille Dubois, jeune chef d’entreprise aixois de 23 ans spécialisé dans la production de contenus audiovisuels, a témoigné de sa… joie de vivre ! Atteint à l’âge de 18 mois d’une maladie détruisant ses reins, il a d’abord été greffé avec le rein de son père à 7 ans, puis cet organe a lâché. Il a dû être greffé une nouvelle fois voilà 9 ans après deux années en dialyse et sur un fauteuil roulant, mais avec le rein d’un donneur décédé. Aux étudiants ébahis, il a raconté son quotidien fait de liberté.

« Cette vie est normale pour moi puisque je n’ai aucun souvenir d’une vie sans transplantation. Et j’adore ma vie ! Tout va bien, je travaille, je voyage, je sors avec mes amis, tout à fait normalement. La seule contrainte est la prise de médicaments anti rejet à heure fixe pour que mon organisme ne s’attaque pas à ce rein qui est considéré par mon système immunitaire comme un corps étranger à détruire, comme un virus. »
À l’occasion de cette conférence, Aix-Marseille Université — qui a rejoint la campagne impulsée par MProvence et l’APHM — a dévoilé le résultat d’un sondage. Les 82 000 étudiants et les 8 500 personnels ont reçu le questionnaire sur le don d’organes, ce qui représente déjà une sensibilisation massive au sujet. 5 000 d’entre eux ont pris le temps de répondre, dont 70% d’étudiants, avec une surreprésentation du sexe féminin, a expliqué la directrice à la vie étudiante, Laurence Besançon.
91% des étudiants et personnels d’AMU sont donneurs
91% des répondants se sont déclarés favorables au don d’organes, et 97% seraient d’accord pour être greffés si leur survie en dépendait. 36% pensent qu’il existe une limite d’âge au don, or il n’en est rien. On peut donner ses reins ou sa cornée à 80 ans et plus ! 82% savent que le consentement est présumé et 86% que le don est gratuit.

Ennuyeuses cependant sont les croyances erronées sur les contre-indications au don : le tabagisme serait rédhibitoire pour 59% des sondés et l’alcoolisme pour 65%. Or c’est faux. « Il existe très peu de contre-indications au don d’organes » a rappelé la Dr Florentine Garaix, responsable des greffes pédiatriques à la Timone-Enfants. Même être porteur du VIH n’en est pas une.
Oubliez le testament !
Confirmant l’information de la Dr Véronique Delaporte, seul un répondant sur deux à cette enquête déclare avoir déjà évoqué le sujet avec ses proches. Et 51% pensent qu’il est utile de faire figurer son souhait d’être donneur sur un testament, oubliant au passage que celui-ci n’est ouvert généralement que plusieurs semaines après la mort…

Enfin, 16% uniquement des répondants savent qu’aucune religion ne s’y oppose quand 29% pensent que l’islam n’autorise pas le don d’organes, comme 25% pour le judaïsme et 17% pour le christianisme. Comme quoi, les préjugés ont la vie dure, alors qu’on le répète : Dieu est favorable au don d’organes !
Une victoire pour le don d’organes, une victoire pour Marseille
Le SMUC (Stade Marseillais Université Club) a organisé, à l’occasion de cette journée, une animation de sensibilisation au don d’organes auprès de 5 000 spectateurs au Palais Omnisport de Marseille, lors du match de hockey des Spartiates de Marseille face aux Pionniers de Chamonix (6-2).
Une double victoire, pour la cause et pour le hockey marseillais qui est de bon augure pour faire de Marseille une ville ambassadrice du don d’organes !
Et comme souvent, derrière les grandes causes se cachent de belles histoires humaines. Lors du match, un jeune homme est venu spontanément faire un don et a informé son amie qu’il était désormais donneur. Quelques minutes plus tard, son petit frère, tout sourire, est arrivé pour récupérer la crosse dédicacée qu’il venait de gagner à la tombola. Une jolie coïncidence : le frère a ainsi appris, sur le moment, que son aîné était donneur. Une chaîne de solidarité qui illustre parfaitement l’esprit de cette soirée marseillaise.
Prochaine conférence publique « Tous donneurs d’organes » : mardi 9 décembre à 18h — amphi Gastaut, Aix-Marseille Université, jardin Émile Duclos (Pharo), 58 bd Charles-Livon, 13007 Marseille. Entrée libre.

cet article vous a plu ?
Donnez nous votre avis
Average rating / 5. Vote count:
No votes so far! Be the first to rate this post.