[Enquête 1/2] La skyline de Marseille, un outil pour accrocher les regards du monde

Economie
Qu’elles soient l’« expression de la créativité architecturale », la « mise en scène d’un volontarisme politique mégalomaniaque », les instruments d’une compétition interurbaine, les tours ne vont pas de soi. Pourtant, c’est un fait. Elles se sont imposées comme des éléments caractéristiques d’une forte vocation économique et d’une attractivité internationale. Marseille, avec ses tours, sera-t-elle plus puissante, attractive et visible que ses égales européennes ? Sans doute pas, mais … 
Il faut le reconnaître, l’organisation de la cité n’est pas une science exacte. À l’heure où se structure, sous l’effet de la métropolisation, une nouvelle hiérarchie des territoires, contraignant ceux qui auraient un rôle à tenir à recomposer leurs espaces, l’on n’aimerait pas être à la place de ceux qui ont la lourde responsabilité d’appuyer sur le fusain. Pressées par l’immédiateté du présent mais aimantées par l’urgence de penser le futur, les grandes villes sont amenées à tracer le fond et la forme de leur devenir, avec espoir et mémoire. Faire le pari d’une évolution résolument moderne, quitte à bouleverser leur image, leur dessin, leur caractère. Ou « conserver » au risque de devenir une ville-musée, illustre mais figée.
Dans ce contexte, au sein d’un monde saturé de métropoles en concurrence sauvage pour capter savoirs et capital, s’équiper en « objets visibles de loin » devient la marque de fabrique de celles qui souhaitent se distinguer, un élément caractéristique d’une forte vocation économique et d’une attractivité internationale. Et quoi de plus seyant à l’horizon qu’un édifice défiant le plafond d’une ville ? Et c’est ainsi que les tours seraient fréquentables non pas tant (ou plus seulement) pour leur fonctionnalité revendiquée (rentabilisation de l’espace) que pour la dimension symbolique associée à leur hauteur : puissance, prestige et modernité.

Nouveaux points de convergence des regards
C’est un fait. Jamais autant de tours n’ont été mises en chantier dans le monde. Jamais non plus, les (nouveaux) quartiers d’affaires ne se sont autant fondus dans la ville en s’installant sur d’anciennes friches. Jamais enfin, les villes portuaires, confrontées à leurs vides creusés par leur déclin post-industriel, n’ont fait l’objet de tant de soins pour se transformer à grands renforts de gestes architecturaux. Pas une grande métropole internationale n’y a dérogé ces dernières années accompagnant même souvent leurs envies d’élévation de la signature d’un(e) « star-architecte » : Portzamparc, Nouvel, Foster, Lion … Une garantie pour bénéficier, par ricochet, de l’aura de leurs géniteurs, espérant qu’à la façon du Gherkin à Londres de Foster ou de la Torre Agbar de Nouvel à Barcelone, elles puissent atteindre le fameux « effet Guggenheim ».

Marseille n’échappe pas à ce mouvement et est même un cas emblématique en France de la recomposition portuaire et urbaine, de par le périmètre de sa renaissance, sa gouvernance atypique … et sans doute aussi son caractère. Entre ce qu’elle n’est plus et devrait être mais n’est pas, elle reste encore ce que les autres veulent qu’elle soit. Cette ville est ainsi. Plus qu’une autre, et de tous temps, elle reste coincée dans des assimilations. Soit pour l’épingler dans ses travers (souvent plus fantasmés que réels), et la voici comparée à … Naples quand ses poubelles s’empilent, Chicago quand ses délinquants font leur « business » en toute impunité dans ses quartiers, Palerme quand les comptes se règlent dans ses bars, etc. Soit pour lui accoler un destin, certes plus flatteur mais toujours modelé par ce qui existe ailleurs. Ainsi certains rêveraient d’en faire une « Silicon » de -ci, une « Manhattan » de -là.
Émancipation verticale de Marseille
Il faut reconnaître que New York a ce profil unique d’une ville dont le regard est toujours harponné par des points de fixation verticaux. Son exception tient-elle dans sa hauteur en front de mer ? « Il est évident que les villes qui disposent d’un waterfront (un accès direct à la mer) ont un capital », attaque Marc Pietri. « Globaliser un grand nombre de mètres carrés dans des endroits fabuleux, qui bénéficient de caractéristiques propres, produit un objet unique. En général, les tours sont dans les ports parce vivre ou travailler en surplombant la mer offre un environnement exceptionnel. J’ai acheté les terrains des Quais d’Arenc parce que je me suis dit qu’avec un terrain pareil, là où il était placé, et avec mon expérience américaine de la renaissance par les ports, je ne pouvais pas me tromper. Miami, New-York, San Francisco, Baltimore, Boston ont permis aux États-Unis de se relever de la crise des années 80. Les transformations les plus spectaculaires sont Boston et Puerto Madero (Buenos Aires) », argumente le patron du groupe immobilier Constructa (cf. entretien ici).

Marc Pietri, PDG de Constructa, qui porte le projet des Quais d’Arenc, un bouquet de 4 tours avec vue sur la mer.

C’est lui l’homme de l’émancipation verticale de Marseille, le bâtisseur de la « skyline » marseillaise, un ensemble de quatre tours de relative grande hauteur sur d’anciennes friches portuaires au sein du quartier d’affaires Euroméditerranée.
Depuis deux décennies, c’est au sein de ce périmètre de quelques km2, dans un lieu chargé de l’histoire portuaire, que se profile la silhouette urbaine appelée à modifier la ligne de ciel de la « capitale sans rivage » (telle que l’avait décrite Marcel Roncayolo, géographe devenu une source pour tous ceux qui tiennent le crayon aujourd’hui).

 

« Pour se signaler, il faut émerger »
« L’un des attributs modernes de la métropole du monde, le signe architectural des grandes villes, c’est une forme de hauteur. Pour se signaler, il faut émerger. Toutes les villes qui veulent exprimer leur dynamisme et leur succès font des immeubles de grande hauteur : Sidney, Shanghai, Dubaï, Londres, Paris aussi, mais avec plus de difficultés certes », plante Roland Carta.

Roland Carta, architecte auteur de la tour Le Balthazar, qui a déjà fait l’objet de plusieurs transactions.

L’architecte, dont la créativité est très appréciée sur ces terres qui le lui rendent bien, a enchaîné ces dernières années les (co)réalisations à Marseille : Musée d’histoire, Musée des civilisations méditerranéennes (Mucem), Fort Saint-Jean, Silo (entrepôt portuaire reconverti en salle de spectacles) etc. Mais il est aussi l’un des quatre architectes retenus par le promoteur marseillais Constructa pour apporter sa griffe à la constitution du bouquet de tours, toutes signées par des architectes en cour : Jean- Baptiste Piétri (H99, 99,99 m), Jean Nouvel (La Marseillaise, 135 m) et Yves Lion (Horizon, 113 m initialement prévues mais rabotée à 56 m pour achever plus vite le programme).
Roland Carta est l’auteur de celle qu’il nomme la tour « horizontale », par référence à sa plus petite taille (31 m) : Le Balthazar (la seule qui ait été livrée à ce jour) et qui a déjà changé plusieurs fois de mains (entre la Banque populaire, la Caisse d’Épargne Provence-Alpes-Corse et AG2R La Mondiale).
Le bâtiment, habillé côté mer « d’une façade de dentelle aux couleurs de la mer au soleil couchant » assurera le trait d’union entre La Marseillaise (en chantier, attendue mi 2018), aux 26 teintes évolutives, et la blancheur immaculée de H99, résidence verticale de 130 appartements au standing proche du luxe. Il restera ensuite à livrer Horizon (à dominante hôtelière), dont le destin dépend des capacités d’investissements de Marc Pietri, mais qui n’y renoncera pas. Il a concédé à la raboter pour ce faire.

La célèbre image que les aménageurs et collectivités présentent sur les salons pour « vendre » le nouveau visage portuaire phocéen.

Avec le siège social de 147 m de haut du 3e armateur mondial CMA-CGM, tracée par l’architecte anglo-irakienne Zaha Hadid, c’est cet ensemble de 94 000 m2 (bureaux, logements, commerces) que le photographe aixois Camille Moirenc a saisi dans une belle lumière dorée sur un ciel bleu noir. Ce cliché très « bankable » est passé en boucle dans la presse suite au prix de la régénération urbaine que les 2,5 km de linéaires portuaires reconfigurés ont obtenu en 2015 à l’occasion du salon de référence, le MIPIM. C’est d’ailleurs pour ces nouveaux objets de grande modernité que Jean-Claude Gaudin, l’emblématique maire de Marseille, avait consenti à modifier les documents d’urbanisme de façon à libérer administrativement les envies de hauteur dans cette zone plafonnée. Lui qui avait longtemps résisté à prendre de la hauteur, sans doute pour protéger de la concurrence l’altière basilique romano-byzantine Notre-Dame-de-la-Garde (dite Bonne-Mère), juchée depuis 1864 sur son piton à plus de 200 m.
 

François Kern, architecte-urbaniste qui a pris part à la « Cité de Méditerranée », projet qui incarne le l’approche dite « waterfront ».

Marseille, « ville-amphithéâtre avec ses silhouettes bâties qui se posent sur l’horizon de la mer s’envisage aisément depuis les hauteurs dans un rapport de complémentarité entre ses parties terrestre et maritime, sans que la terre s’arrête là, et la mer commence ici », poétise François Kern, architecte-urbaniste qui a pris part à la « Cité de Méditerranée », projet qui incarne le plus vivement l’approche dite « waterfront » : redonner vie à des landes urbaines à l’aide d’équipements culturels, touristiques et commerciaux.
Que l’on entre dans la ville par ses autoroutes, qu’on la saisisse depuis le large ou l’appréhende depuis les cieux, le regard accroche en effet un nombre incalculable de points de repères dans un patchwork baroque : qu’ils soient naturels (le relief tourmenté de l’archipel du Frioul, les corniches, les massifs…), ou le fruit de la main de l’homme (les fortifications du Château d’If, les 56 m de la Cité radieuse à la silhouette de paquebot urbain, le Grand Pavois… ), ou encore involontaires (les torchères des raffineries de Berre…).
Pour l’heure, la « skyline » se limite à quelques belvédères : la Bonne-Mère triomphante, le Vélodrome à la toiture ondulante, et la sculpturale tour CMA-CGM. La ville a hérité de l’après-guerre d’une cinquantaine d’immeubles de grande hauteur (IGH) mais trop éparses pour que le regard puisse les envelopper d’un seul tenant.

La Tour La Marseillaise, qui doit être livrée en 2018, porte la signature de Jean Nouvel ©Devisubox

 

Faire le tour de la question
Mais finalement qu’entend-on par « skyline » ? « C’est un peu l’auberge espagnol en effet, plaisante Roland Carta. Tout le monde en a sa définition. Littéralement, la skyline est ce qui va chercher le ciel, donc des bâtiments de grande hauteur. Une silhouette urbaine, c’est autre chose ».
S’il est largement convenu de limiter cet anglicisme à la présence de gratte-ciel, qui, lorsqu’ils sont plantés en front de mer, confèrent à la perspective d’une ville un caractère éminemment « spectaculaire » et « identifiable », le ou la skyline (les lexicologues ne sont pas tous d’accord) est, selon le dictionnaire, plus largement « un panorama urbain ». Mais pour beaucoup, cela va bien au-delà.
Les tours ou la mainmise des milieux d’affaires sur la façon de « faire » la ville ?
Qu’elles soient l’« expression de la créativité architecturale » ou la « mise en scène d’un volontarisme politique mégalomaniaque », les tours alimentent un débat permanent, a fortiori quand elles sont les instruments d’une compétition interurbaine, et/ou quand elles illustrent la mainmise des milieux d’affaires et économiques sur la façon de « faire » la ville. Ce que, selon ses détracteurs, incarneraient les Quais d’Arenc et tout particulièrement la H 99 (pourtant érigée sur des friches où nul logement n’a été détruit) qui, s’adressant à un certain type de population (très aisée), participerait mécaniquement à la hausse des prix de l’immobilier et à la gentrification du secteur.
Jusqu’à une époque encore proche, les tours les plus impressionnantes du monde n’hébergeaient « que » des bureaux ou le siège d’une entreprise. Depuis peu émerge en effet une autre catégorie, contestable dans un monde où les inégalités sociales s’exacerbent : la tour résidentielle de luxe. Elle s’adresse sans masque au fameux 1 % richissime de la planète, proposant des appartements-vitrines au cœur des plus grandes métropoles mondiales, où le droit au ciel peut donc s’acheter. Ainsi la tour One 57, élancée à 306 m au-dessus de Central Park, dispose de 92 appartements ultra-luxueux, (esquissés d’ailleurs par le premier Français à recevoir le prix Pritzker, Christian Portzamparc). Mais il en est ainsi de la Princess Tower de Dubaï, la plus haute tour résidentielle du monde en nombre d’étages (101), avec vue sur le Golfe persique.

En construction dans le monde, il y aurait 117 tours, oscillant entre 300 et 1 000 m, dont 64 en Chine. L’Europe compte 77 tours, dont la plus haute fait 306 m et la plus basse 150 m. Une douzaine, entre 288 m et 140 m, devraient être livrées d’ici à 2020, tandis que 23 projets de 140 à 323 sont recensés.

Élément fédérateur du territoire ?
« Les tours existent depuis les temps anciens » tempère Marc Pietri, en juge de paix mais partie prenante. « On les construisait déjà à San Gimignano (Toscane, XIVe siècle, NDLR) juste parce que quelques nobles contrôlant la ville voulaient manifester leur puissance et leur richesse. N’oublions pas que les premières skyline nous ont été livrées par l’Antiquité : les pyramides. Certes, celles-là avaient une valeur spirituelle. Tous les objets sacrés sont des objets de hauteur : les clochers, les beffrois, les minarets… Ils font le trait d’union entre la terre et le ciel », ajoute le dirigeant, avant de revenir à plus de rationalité : « Une skyline est un élément d’urbanisme en soi : elle répond à une nécessité comme à Manhattan où les périmètres contraints obligent à ériger pour valoriser les terrains. Elle peut être aussi, suivant les appréciations, un élément fédérateur du territoire en ce sens qu’elle marque son identité et sa présence au monde. À tout cela, vient se greffer l’égo des hommes. Car un territoire est un conglomérat d’hommes et de sociétés en compétition les uns avec les autres qui s’assurent la primauté et l’attention en mon- tant le plus haut possible vers le ciel » (cf plus bas : La tour, tout un symbole).
Et le plus américain des Marseillais d’ajouter : « ce qu’incarnent la Trump Tower (luxueux gratte-ciel de 58 étages sur la 5e Avenue devenu célèbre depuis l’élection du nouveau président des États-Unis, NDLR), mais aussi les Tours Total (187 m, 1985) et EDF (2001, 155 m), symboles de la bonne santé économique ».
Silhouette et développement économique
« Il y a une compétition interurbaine intense. Et dans ce jeu d’influences, les villes vivent leur Renaissance et retrouvent leur primauté dans le développement des territoires », se réjouit Roland Carta, qui aime particulièrement cette époque de renouveau culturel et artistique. « Elles sont en concurrence dans les succès économiques, leur ADN culturel, les organisations qui les composent …. Mais dans ces rapports de force, ce n’est évidemment pas la forme architecturale qui va créer le succès. Elle en sera la conséquence. Ce qui est fabuleux à Manhattan, c’est la capacité à se réinventer sans cesse, à créer des emplois, à offrir une quantité incroyable de lieux de culture. Et c’est parce qu’elle a du succès qu’elle doit créer des bureaux, loger des habitants, accueillir des touristes dans de grands hôtels. La réponse est nécessairement quantitative : c’est la réussite de la ville dans ses conquêtes économiques et culturelles qui donnera la réponse sur le nombre des tours. C’est toute l’histoire de la CMA CGM. Si demain, l’on pouvait accueillir de nouveaux sièges sociaux, dont on manque cruellement, probablement que l’on verrait émerger des tours mais ce n’est pas parce que l’on fait des tours que les gens viennent ! », ajuste l’architecte.

La Tour CMA CGM (à gauche) « sculpturale et asymétrique »

Traduction urbanistique d’ambitions économiques ?
« La fabrique de la ville ne procède ni d’une volonté de donner un style ni d’une vision préconçue. On ne décrète pas vouloir une identité comme celle de Dubaï, Stockholm ou Manhattan, tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes conditions économiques et culturelles », rebondit François Kern, refusant de considérer que la restructuration de la face Nord de la ville ne soit que la traduction urbanistique d’ambitions économiques ayant pour principal horizon l’attractivité auprès des investisseurs.
« Une silhouette urbaine est la résultante de la capacité de développement économique et social de chaque ville et de la volonté très pragmatique de la voir se transformer à partir des besoins de ceux qui y travaillent et l’habitent. La tour CMA CGM a enclenché un processus en faisant de ce périmètre celui du ‘sensationnel’, de la puissance et des sièges sociaux. Il se s’agit là que de 400 m sur une façade maritime qui court sur des dizaines de km. Pour le reste de La Cité de la Méditerranée, le projet s’est construit sur d’autres données, dans le respect d’une ville déjà très constituée de son patrimoine architectural et de son dispositif portuaire ».
L’un des maîtres d’oeuvre de la transformation urbaine qui a précédé l’année « majuscule » pour Marseille, celle de la Capitale européenne de la Culture, laquelle a permis de livrer d’un coup un ensemble d’équipements sur des terres en jachère, insiste : « L’opération se poursuit au Nord au moyen d’éléments architecturaux morphologiquement moins saillants : habitat, activités, commerces de proximité. Si quelques hauteurs viendront jalonner ce territoire pour marquer des lieux d’intensité urbaine, il n’y aura pas de silhouette aussi marquée que le quartier d’affaires en cours de constitution autour de la CMA CGM ».

 

Marseille, ville complexée qui n’assume pas son identité populaire ?
« Au fond, Marseille est une ville complexée, qui n’assume pas son identité populaire et sa tradition de migration, et qui est tellement peu sûre d’elle-même et de son avenir qu’elle veut ressembler aux autres, d’où le Mucem (qui évoque le musée Guggenheim de Bilbao), les tours du front de mer (qui évoquent tous les waterfronts du monde)…», tance Boris Gresillon, professeur de géographie à l’Université d’Aix-Marseille, dont les travaux portent sur la culture en tant que levier de régénération urbaine.
Pour le cofondateur du groupe de recherches « Villes, culture et grands projets » au sein de Telemme, une unité mixte de recherche AMU/ CNRS, reproduire avec des années de retard ce qui a déjà été fait ailleurs n’a pas beaucoup d’intérêt. « Oui, les tours sont tendance. Oui, de nombreuses villes s’en dotent, mais il s’agit là de l’importation d’un modèle anglo-saxon qui peut certes convenir aux villes européennes, mais beaucoup moins aux cités méditerranéennes, qui jouissent d’un tissu urbain très ancien, dense et horizontal. Que je sache, Gênes et Turin, villes dynamiques, ne se sont pas équipées de tours », défend-il.
Le chercheur reste convaincu que l’avenir des métropoles sera culturel avant d’être « économico-industriel » : « les métropoles qui tireront leur épingle du jeu dans la compétition internationale, au-delà des villes-mondes intouchables, sont celles qui sauront se distinguer des autres par une histoire susceptible d’être mise en récit et qui peuvent s’appuyer sur un paysage culturel, créatif et scientifique exceptionnel ». Et de lister le succès de Berlin qui, en 25 ans, est passée de la 20e à la 3e destination touristique européenne par « son dynamisme culturel et créatif », de Barcelone, qui dans les années 1990, a construit un « storytelling autour de sa movida et des artistes ».
Dans ce contexte, la métropole Aix-Marseille-Provence peut, à peu près, tout envisager, estime-t-il : « elle jouit d’un territoire objectivement exceptionnel, d’un paysage culturel, créatif et scientifique de qualité, du climat méditerranéen et d’un certain art de vivre. La beauté et la variété du paysage, qui mêle horizons marins, calanques, collines, villages provençaux et massifs, sont des éléments déjà connus du monde entier et des facteurs assurément distinctifs par rapport à d’autres métropoles ‘moins spectaculaires’ mais mieux positionnées comme le Grand Lyon par exemple. Pour que la Métropole devienne un territoire cohérent, les acteurs doivent réfléchir à ce qui fait lien et sens à cette échelle afin de construire un véritable récit métropolitain ».

Marseille, vue de la Bonne Mère juchée sur son piton ©AD

Pas primordial mais …
Skyline, bâtiments totem, emblèmes culturels ? « C’est secondaire par rapport à ce qui prime évidemment pour un investisseur : les incitations fiscales, financières, les infrastructures, le plan d’urbanisme de la ville, la répartition des zones industrielles, d’habitat et de chalandise, les supports à la concrétisation d’un projet », liste Thierry Renault, ex-directeur général adjoint de Reed Midem et fondateur du Marché international des professionnels de l’immobilier (MIPIM). Néanmoins, ni un investisseur ni un utilisateur ne va s’implanter dans un désert culturel, artistique ou humainDes villes actionnent d’ailleurs cette carte : Berlin s’est présentée au MIPIM avec les emblèmes de ses musées, Amsterdam avec des peintures de Van Gogh ».

 

Plus qu’aucun autre rendez-vous international, le MIPIM est une incarnation de la concurrence que se livrent les territoires entre eux. C’est à cet endroit précisément que s’étalent les projets d’aménagement de toutes les grandes villes mondiales. Là que s’exposent le marché de l’offre foncière et les droits à construire. « Se doter d’une skyline quand on a une façade maritime n’est peut-être pas primordial mais c’est un élément éminemment attractif pour montrer la modernité », ajoute l’ex-loup blanc de l’immobilier, reconverti dans … la sculpture. « Aix-Marseille-Provence est un point de convergence phénoménal. Avec une telle géographie, la densité d’un tel réseau, tout est possible à condition de savoir exprimer cette dynamique. Lyon, avec Gérard Colomb en personne, fut la première ville française à se présenter au salon avec un véritable business plan ».
 

Au détour d’une rue à Londres, le Gherkin (le fameux « cornichon » de Norman Foster, acquis en 2014 par le milliardaire brésilien Joseph Safra, à quelque 720 M£ soit 918 M€) ©AD

Ville « à vivre » et ville « à voir »
Dans chaque cité, il y aurait une ville « à vivre » et une ville « à voir » mais il n’empêche pas que dans la seconde, l’usage de la verticalité ne doit pas faire oublier les fondamentaux requis pour créer un environnement urbain réussi. Les opposants au Shard à Londres, sans être des « Ayatollah » des constructions géorgiennes, estimaient qu’une tour de 310 m au bord de la Tamise était de l’automutilation. Son concepteur, Renzo Piano, s’est défendu naturellement « d’avoir fait n’importe quoi », mais donnait raison à ses détracteurs au moins sur un point : « Après Beaubourg, il y a eu beaucoup de petits Beaubourg pas à la hauteur ». Comprendre : l’accumulation de clones banalise le paysage urbain plutôt que de l’activer.
« Chaque tour est singulière et offre une réponse urbaine différente en fonction du lieu et du contexte, abonde Marc Pietri, que l’on ne connaissait pas en sage africain : « une tour est un arbre qui prend ses racines dans le sol, pousse dans le ciel comme un arbre, et traverse le paysage de la ville verticalement », signifiant qu’« elle doit être posée dans sa communauté et sa citoyenneté et participer à un contexte urbain, aux pieds des transports et des commerces. Il faut aussi l’expliquer pour aider à comprendre qu’il s’agit d’un objet d’enrichissement du territoire, ne serait-ce que par ses qualités intrinsèques : une tour permet de dégager de la vue, de l’espace et de la lumière ». Ce qui ne fait pas toujours l’unanimité non plus.

Prendre la ligne de métro 7 en direction du Queens, arrêt station Vernon Blvd / Jackson Avenue, marchez en direction de l’East River et avec un peu de chance … cette vue sur Manhattan (©DR)

Une skyline réussie ?
« Manhattan est un exemple assez définitif. Je ne connais pas Dubaï mais ce que je vois s’y construire à une vitesse folle me parait plus contestable. Sydney arrive à conjuguer de manière assez heureuse la grande hauteur, la nature et le rapport de la mer. De même pour Chicago. L’intégration d’une tour repose sur le traitement de l’espace public autour : un espace public apaisé, sécure et équipé », estime Roland Carta.
« Faisons une belle ville, vivons-la bien, et elle sera d’autant plus facile à promouvoir. On n’a pas grand-chose à faire si ce n’est de ne pas la massacrer ni la transformer en Luna Park. Elle offre une diversité de sites et d’ambiances, avec ses aplats de falaises qui contrastent avec des choses plus puissantes ou plus douces et un arrière-plan très contrasté », défend pour sa part Franck Geiling, le directeur d’Euroméditerranée, l’établissement public qui est à la manœuvre pour remodeler tout un pan de ville en lisière du port (cf. Marseille à l’heure de la renaissance portuaire).
 
Marseille, destination d’intérêt international ?
Pour François Kern, la véritable signature du panorama urbain est bien là, dans la symphonie de ses différents éléments qui ont tous un rôle paysager à tenir : « L’identité visuelle d’une ville, c’est l’équilibre qui se joue entre la ville constituée et les monuments de nature qu’elle ‘habite’, ses massifs et ses crêtes : la forteresse des Calanques et le delta de Camargue, la Sainte-Victoire, la Sainte-Baume, la Nerthe, l’amphithéâtre naturel de Marseille pour incarner la grande métropole autant que le Cap Canaille pour le village de Cassis. Et cet ensemble représente déjà, pour ces raisons, une destination d’intérêt international ».
Ni diabolisation, ni généralisation, raisonne le patron de Constructa, invitant à ne pas considérer le gratte-ciel seulement comme un monument architectural ou un produit immobilier, mais comme un élément du projet (patrimoine ?) urbain. Avant de reprendre : « Les 30 investisseurs nationaux et internationaux présents à Euroméditerranée ont vu les 42 km de côtes, les 160 destinations aériennes, les 36 lignes TGV… Ils ont perçu la diversité du territoire, la Côte bleue, la Camargue, les Alpilles, le Pays d’Aix, Avignon, le Lubéron, Cassis, Bandol … C’est cela la skyline : l’intégralité de ce dispositif avec un point de fixation qui est à Marseille ».
Marseille, avec ses tours, sera-t-elle plus puissante, attractive et visible que ses égales européennes ? Sans doute pas, mais finalement, sa distinction ne tient-elle pas précisément dans sa franche et radicale différence ?
 
Adeline Descamps —
Dessins par Stephan Muntaner

 

Lire sur le même sujet : [Enquête 2/2] Marseille à l’heure de la renaissance portuaire 
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LA TOUR, TOUT UN SYMBOLE

Skyline milanaise vue du Duomo (©AD)

La silhouette des villes n’a-t-elle pas toujours été dominée par la verticalité ? La construction des monuments religieux a donné lieu en leur temps à une émulation entre les villes et les cultures, où la symbolique a toujours été présente.
La tour a d’abord une valeur sacrée, confirmée par la hauteur des édifices religieux, tentative de l’homme de se hisser à la hauteur de la divinité.
Elle peut être la matérialisation de la puissance d’une civilisation (le Phare d’Alexandrie), d’une élite (les Pyramides des pharaons), de l’orgueil humain (la tour de Babel). Quand la tour se fixe, elle devient celle du château fort.
Avec la naissance 
de la société urbaine va s’imposer la logique économique et fonctionnelle. C’est lors de la reconstruction de Chicago, à la suite du grand incendie en 1871, qu’émerge une nouvelle technique de construction (un système d’ossature en acier sur laquelle repose tout l’édifice), qui va permettre de réduire les coûts liés à l’augmentation du prix des terrains. Parmi les premiers nés de cette « École de Chicago », le Home Insurance Building et le New York Tribune Building.

La tour fonctionnelle laissera ensuite place à celle de l’image de marque d’une
entreprise. Dans les années 1990, les pays à forte croissance économique entrent en compétition et les tours deviennent alors le symbole de leur leadership. Ce qui fait dire aux détracteurs que « la construction de tours est souvent démagogique et que les véritables raisons qui poussent à construire en hauteur sont bien plus subjectives. La tour n’est pas durable : elle est désirable ».

 A.D

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