A l’orée des JO, Marseille se tourne timidement vers ses plages, ses pontons, ses risées et ses aires de mise à l’eau. Est-elle prête à accueillir cette armée d’embarcations légères et cette flotte d’hommes et de femmes qui rêvent de bronze, d’argent et d’or ? Sera-t-elle à la hauteur ? Alors que la réputation de la Bretagne, de ses gens de mer et de ses navires, n’est plus à faire, Marseille nous questionne : est-elle une ville de marins ? Ici, sur la plupart des bateaux, ne hisse-t-on pas plus vite le verre de pastis que la grand-voile ?
Jean-Paul Mouren est né à Marseille. Il détient le record du nombre de participations à la solitaire du Figaro, une course légendaire, devenue mère de toutes les courses aux larges. En 2008, il remporte même la transatlantique AG2R, qu’on appelle aujourd’hui pragmatiquement « la transat en double », aux cotés de Laurent Pellecuer. Navigateur, pour sûr. Marseillais, aussi. C’est ici qu’il a tiré ses premiers bords et il est toujours membre de la plus que centenaire Société nautique de Marseille. A ses dires, on reconnaît un pays de gens de mer à son nombre de cimetières marins. Oups. Marseille en est dépourvue. A moins que… les ex votos de la Bonne-Mère comptent.
« A Marseille, on forme des James Bond plutôt que des Tabarly », confie Jean-Paul Mouren. « Contrairement aux bretons, qui ont a peu près dans la vie le droit de pêcher ou de faire du vélo, les Marseillais ont des tas de sollicitations et de loisirs à disposition : les calanques, les montagnes, la moto, la course à pied, l’escalade… »
Faudrait-il revenir à Fernand Braudel, qui ramenait la Méditerranée à un lac ? Une petite mer entourée de montagne, dont les rivages sont restés boudés jusque tard dans l’histoire ? Historiquement, bon nombres de vieux villages perchés nous rappellent que les peuples locaux se sont fixés sur les hauteurs de la Méditerranée plutôt que sur ses plages. Seules les transhumances saisonnières amenaient les populations sur les rivages, longtemps restés à l’état de marécages insalubres. Finalement, les ex-votos de la Bonne-Mère nous entraîneraient-ils sur une autre piste : la mer et ses périls auraient-ils fait des méditerranéens des gens des collines qui ont peur de la mer ?
« Le Breton est inoxydable, poursuit en souriant Jean-Paul Mouren, il peut dormir sur du granit humide, il s’en fiche. Le méditerranéen est un latin épicurien ! Il lui faut entre la douleur et le plaisir un juste prix. Or un bateau à voile ce n’est pas confortable, c’est comme une piste de ski avec un champ de bosses, on ne trouvera que trois skieurs dessus. La voile est un loisir combatif plutôt qu’hédoniste. Et puis la Méditerranée, c’est une mer un peu schizophrène, poursuit le navigateur. Quand il fait beau, les filles sont sur le pont des bateaux et quand il y a du mistral, on se planque. En Bretagne, il y a plus d’ingrédients qui mettent du piment à la voile. Les marées. Les courants. Les rochers. Chez nous c’est plagineux. Plus « loisir nautique » que « discipline nautique ». Les nouveaux loisirs type kitesurf et foil, enlèvent peut-être même du monde à la pratique de la voile habitable. C’est plus saillant, on est sur la plage, on nous regarde, on est bien habillé, alors qu’en bateau on est plié en deux sur le liston avec un ciré trop grand. Les jeux de plages prennent l’ascendant sur la voile classique. On a quand même quelques excités dans le coin. C’est intéressant de remarquer que quand un Marseillais bat un breton, on en parle ! Ça bouscule la hiérarchie officielle ».
Quelques élus, pour sûr. Et pas des moindres. Franck Camas, par exemple, multi recordman des courses aux larges, vainqueur de la dernière transat Jacques Vabre et de la dernière Fastnet Race, est né à Aix-en-Provence. Ou encore Pierre Quiroga, qui découvre gamin la navigation à Hyères-les-Palmiers, loin des cailloux et du granit, et qui remporte en 2021 la solitaire du Figaro. Pierre répond avec amusement « Il y a une rivalité entre les sudistes et les Bretons, oui. Pour les Bretons, la Méditerranée, c’est même pas la mer. Et pour les sudistes, on ne comprend pas ce qu’ils font là-bas parce qu’il fait froid, il y a des marées et il pleut ! Il y a deux camps qui existent, mais ça reste une rivalité amusante et saine. » Pierre Quiroga, lui, a pratiqué les deux cultures de la mer. « J’ai fait mes premières armes à la Grande-Motte, au centre d’entraînement de Méditerranée, puis je suis parti à la Mecque française, c’est à dire à Port-la-Forêt, le centre d’entraînement Pôle France de la course au large, et j’ai pu voir deux approches de vie complètement différentes. Chez nous, les sudistes, la mer est une passion et un plaisir. Chez les Bretons, la mer est un métier. »
Revenons donc une fois encore à Fernand Braudel, qui rappelle que la mer Méditerranée n’a jamais assuré aux peuples de ses pourtours une abondance quotidienne. Survivance de la Théthys des géologues (la mer qui recouvrait toute la terre), elle est une mer très ancienne qui serait comme usée dans sa vitalité : elle est peu riche en plancton et les pêches méditerranéennes ne sauraient rivaliser avec les pêches miraculeuses océaniques, qui jamais ne déçoivent.
Chez nous, la pêche se pratique comme la paysannerie. Et c’est d’ailleurs le double métier de l’homme de Provence, qui s’accommode de rentabiliser la terre autant que la mer. Fernand Braudel raconte ainsi l’histoire de cette famille de pêcheurs bretons que le gouvernement français essaya d’implanter sur la presqu’île de Sidi-Ferruch, à deux pas d’Alger, en 1878. Ils désertèrent. En revanche, des pêcheurs corses y restèrent et se transformèrent… en agriculteurs ! Puisqu’ici, la mer ne fait pas tout, alors à quoi bon fabriquer des marins ?
« La voile ici n’est pas populaire », souligne Jean-Paul Mouren. Au sens de proche du peuple. A Marseille, il est des tas de loisirs qui sont d’ailleurs plus accessibles financièrement. Il est vrai que si la région bretonne nourrit non seulement à grands coups de galettes, mais surtout d’aides et de financements, ses jeunes athlètes, les jeunes voileux du Pôle France du Roucas-Blanc, quant à eux, économisent pièce par pièce pour s’acheter leur premier dériveur plutôt que leur première mobylette. Dans ce contexte, difficile d’imaginer un enfant des quartiers nord se prendre de passion pour un bateau et du vent… Petite inégalité de départ ? Manque d’engouement des politiques locaux ?
C’est un peu l’avis de Loïc Fournier-Foch, qui dirige Teamwinds, une société d’organisation de régates d’entreprise basée à La Trinité-sur-Mer et à Marseille. Au Frioul, sa flotte de Grand-Surprise (des bateaux monotypes dessinés pour aller vite ) n’échappe pas à la vue du promeneur hagard, venu randonner sur cette île lunaire par la navette à moteur plutôt que par le bateau à voile… car combien de Marseillais ont déjà pris un bateau à voile pour aller visiter les îles qui l’entourent ?
Loïc Fournier-Foch l’observe dans le cadre de son activité. Selon lui, « la dynamique, elle est en Bretagne. Et la dynamique appelle la dynamique, cela crée un cercle vertueux qui renforce l’activité dans le territoire. Les écoles de voile sont plus nombreuses en Bretagne, les formations aussi, les conseils généraux s’impliquent davantage, la symbolique y est plus forte. Les palmarès des marins bretons attirent d’autres rêves de prouesses chez les gamins du coin. Quelqu’un comme Tabarly, par exemple, a laissé derrière lui une filière de voileux qui a suivi ses traces. En Méditerranée, qui est le marin emblématique qui va attirer les jeunes dans son sillage ? »
Alors que la Bretagne starifie ses marins, ses équipes et ses bateaux, aurait-on affaire chez nous à un manque d’icônes et de symboles, ceux qui rendraient la culture maritime locale attrayante ?
« Avec Teamwinds, poursuit Loïc Fournier-Foch, nous participons à deux évènements phares, qui sont en plus quasiment les mêmes au niveau du programme et qui se déroulent en même temps, sur 4 jours : la Semaine nautique internationale de Marseille et le Spi Ouest France, à La Trinité. A la Trinité, on compte 350 bateaux et à Marseille, quelque chose comme 120. On a envoyé 30 Grand-Surprise sur le Spi Ouest et seulement 8 à Marseille. Quand j’essaie d’inviter mes clients à venir régater à Marseille plutôt qu’en Bretagne, j’ai beau tout dire : il fait plus beau, c’est le même programme, c’est un merveilleux plan d’eau. Mes clients, plutôt basés dans les grandes agglomérations françaises, ne veulent rien entendre. Ils me rétorquent que c’est à la Trinité qu’ils veulent aller. Que c’est là-bas que ça se passe ! »
Alors, comment donner de l’énergie à un secteur plein de potentiels ? « Vendre la voile à Marseille, explique Loïc Fournier-Foch, c’est rappeler que, chez nous, on est proche des grandes villes, un épicentre pour Lyon, Toulouse… Et surtout, c’est une météo. Un ensoleillement. Et un merveilleux plan d’eau. Un peu technique et surtout sublime ».
Un plan d’eau singulier, c’est aussi l’avis de Lili Sebesi, née à Marseille, qui a représenté la France aux Jeux Olympiques de Tokyo en 49er FX, une classe de dériveurs légers.
« Chez nous, souligne-t-elle, on a un terrain de jeux avec beaucoup d’effets de site, liés à la topographie. La rade sud est assez fermée, par les îles du Frioul notamment. Les vents se comportent à leur façon, qu’ils soient du secteur nord comme le mistral ou bien du sud ou de l’est, ils vont créer des déviations pour pénétrer la baie. C’est un milieu un peu technique. C’est sûr que pour les jeux, ceux qui connaissent bien la baie auront un avantage ! »
Enfant du pays, Lili Sebesi ressent un mélange d’excitation et de frustration à l’annonce des JO qui se tiendront chez elle et auxquels elle a choisi de ne pas participer.
« J’ai commencé la voile à la Seyne-sur-Mer, mes parents avaient un « bateau de campagne » basé aux Embiez où ils allaient le week-end. Le jour de mes un an, on est partis se balader dans les îles italiennes. Moi j’étais dans un siège auto. Ça a créé ma vocation. Puis j’ai fait mes premières régates en Guadeloupe. Je ne suis jamais allée en Bretagne pour ma formation, c’était impensable d’aller au « nord ». Alors, j’ai choisi Antibes, puis Marseille au Pôle France. Et franchement, nous, on ne lâchait rien. Qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. »
Peu de marins donc, mais de vrais obstinés ? Car, il ne faut pas croire, la Méditerranée n’est pas une mer facile. Rarement tranquille, elle est, par excellence, une mer à coups de tabac. Pendant l’été, tout va bien, voire très bien. Avec l’automne et l’hiver, la porte s’ouvre au mauvais temps persistant. Et Fernand Braudel, toujours lui, de nous rappeler que longtemps, les villes et les royaumes soucieux d’ordre interdisaient purement et simplement les navigations hivernales. On note là la répugnance des marins à se lancer à l’assaut du large. Pendant des centaines de siècles chez nous, la navigation est donc restée prudente, menée d’un point proche à un point proche. Du cabotage en somme. Et comme la mer Méditerranée est comme une succession, un complexe de mer, comme elle se divise en plein de surfaces autonomes, aux horizons limités, elle s’accommode bien de cette navigation casanière. Les marins de chez nous aussi ?
Ce n’est pas l’avis de Pierre Quiroga, qui ne doute pas des qualités de nos gens de mer et aimerait que les marins de chez nous soient plus reconnus. « Moi, raconte-t-il, quand je me présente aux journalistes en Méditerranée, en étant voileux, les gens me prennent pour un marin pêcheur ! Skippeur, ils ne savent pas trop ce que ça veut dire. En Bretagne, on me demande tout de suite quelle est mon équipe et mon bateau. Il y a une valeur accordée à la voile qui est beaucoup plus profonde. C’est un peu ça que nous jalousons, nous les marins du sud. On est tout aussi bon que les autres, parfois même meilleurs ! Cammas, il est d’ici. Et François Gabart, quand il étudiait à Lyon, il passait tous ses week-end à naviguer à Marseille. On aimerait avoir plus de reconnaissance chez nous. Surtout qu’en réalité, l’entraînement de la voile en Méditerranée est idéal pour la course au large. On ne galère pas à sortir des ports et on se fiche des marées et des cailloux. Quand j’étais à Port-la-Forêt, pour sortir du port, on avait un créneau de deux heures, sinon on était bloqué dehors pendant six heures. Puis contrairement à ce qu’on dit, les vents ici sont très stables et très bons. Je n’ai jamais autant navigué que quand j’étais à la Grande-Motte en course au large. »
A l’image des Crétois, qui les premiers se sont aventurés au large et dans la haute mer pour gagner le sud via le delta du Nil, les méditerranéens furent capables de laisser derrière eux le cabotage au profit de l’aventure, de la curiosité et surtout, de la guerre.
Combien de navires se sont obstinés à traverser la mer, à la conquérir, à saisir ses routes pour que l’adversaire ne puisse s’en emparer ? Braudel nous rappelle que Gênes et Venise, quand elles se disputaient la Méditerranée, sillonnaient la mer entière. Que nous reste-t-il alors aujourd’hui de cette vision stratégique, compétitive, visionnaire ? A quand nos trimarans volants à nous, ici sur le Vieux-Port ?
Pas pour tout de suite, si on en croit Pierre Quiroga. « On a une tradition ici, ce sont les IRC, des courses de bateaux de propriétaires. Si vous y réfléchissez, c’est plus rentable de mettre un yacht de 35 mètres dans un port que d’y mettre un bateau de course au large qui va apporter de la visibilité, mais rien d’autre. Les ports bretons n’ont pas ce problème de saturation. Mais les ports du sud, seraient-ils prêts à mettre à disposition des pontons entiers ? Sur le Vieux-Port à Marseille, il faudrait sucrer dix places de petits bateaux pour un trimaran. Et surtout ce qu’ils rapportent… est-ce qu’on serait prêt à faire ça ici ? »
La question reste ouverte. Lili Sebesi, Loïc Fournier-Foch, Jean-Paul Mouren et Pierre Quiroga s’accordent là-dessus. Faire de la Méditerranée une terre de gens de mer, c’est aussi une envie politique. Les JO nous font le cadeau de l’olympisme. Il dépend maintenant de la région de rendre la voile accessible, de multiplier les points de contacts entre les enfants et la mer, de célébrer les marins qui nous inspirent et de donner confiance et envie de prendre le large. Car ici, la Bonne-Mère veille sur les bateaux, ne l’oublions pas.
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