L’avenir des Alpes du Sud : De la cime à l’assiette, un nouvel élan pour l’agriculture alpine (2/5)

Au pays du fromage et de la charcuterie, le boom de l’achat de produits du terroir issus de l’agriculture biologique, facilité par la multiplication des points de vente et la digitalisation, a dopé les ventes des petits producteurs du bassin des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes. La plupart se sont adaptés aux exigences de l’agriculture moderne, dans le respect des réglementations, tout en conservant un savoir-faire ancestral, garant du goût de leurs produits

art de vivre

Une des clés du succès des producteurs haut et bas alpins, c’est d’avoir su relever le défi de concilier agriculture moderne et artisanat traditionnel dans un environnement hostile. Un exercice délicat. Quels sont les secrets de l’authenticité de leurs produits ? Où et comment sont-ils fabriqués ? Quelles sont leurs spécificités gustatives ? L’exemple des fromages des Alpes.

Des produits de montagne bio et bons pour tous, c’est le défi des producteurs alpins

La vallée de la Durance vue des hauteurs de Guillestre. Au centre, le village fortifié de Mont Dauphin, où d’anciennes chambrées du fort Vauban ont été transformées en caves à fromage. Les producteurs locaux y font mûrir les tomes et les bleus du Queyras dans des conditions optimales ©DVDM

Dans les territoires montagneux, se nichent au sommet d’un mont, sur un plateau ou en contrebas, dans les plaines, de nombreuses exploitations agricoles à taille humaine, transmises de générations en générations. Pour la moitié, ce sont de petites exploitations en termes de chiffre d’affaire. D’une superficie moyenne de 74 ha pour les Alpes-de-Haute-Provence, contre 26 ha pour les Hautes-Alpes, elles sont axées essentiellement sur l’élevage (1) avec de beaux espaces de pâturage pour les premières. Cernées par une forêt de mélèzes qui font la beauté du paysage, elles sont éparpillées aux quatre coins du pays. En cause, le relief escarpé.

L’autosuffisance pour survivre aux aléas économiques

Du fait de l’enclavement des exploitations, les producteurs locaux ont depuis toujours diversifié leurs productions afin d’être autosuffisants. Ils font tout de A à Z, de l’élevage à l’alimentation en passant par l’abattage dans les abattoirs à côté de chez eux.

Du fruit de l’agnelage ou du vêlage (2), ils utilisent la viande des ovins et bovins pour confectionner des saucissons de bœuf ou de brebis, des jambons ou encore des plats cuisinés en bocaux. A partir du lait de leur cheptel ovin ou bovin, ils fabriquent du beurre de baratte, du fromage frais, des yaourts, des glaces au lait de brebis aromatisé… à l’image de Jérôme Denier, éleveur de brebis à la Tchiote Bedigue, à Sélonnet, au cœur de la vallée de La Blanche.

Le temps des foins à la Tchiote Bédigue ©Jérôme Denier

A la tête d’un cheptel de 420 brebis mères, Jérôme a repris l’exploitation familiale en 2013 avec sa femme, Isabelle. Ils ont construit leur fromagerie l’année suivante, avant qu’Isabelle ne suive une formation pour la culture du foin. Ensemble, ils incarnent la 4e génération d’éleveurs de brebis de la famille.

« Nous produisons notre propre foin, de l’ensemencement des parcelles à la fenaison, jusqu’à la mise en botte, explique Jérôme. Nous cultivons aussi nos céréales pour nourrir nos bêtes. On optimise ce qu’on ramasse sur nos terres, même si du fait de la petite taille des cultures, on doit acheter du maïs ou de l’orge, voire du concentré bio quand on n’en trouve pas. » Le couple possède également des parcelles dédiées à la culture de la pomme de terre pour la consommation courante.

Ramassage du foin à la Tchiote Bédigue ©Jérôme Denier

« Du temps de mon grand-père et de mon père, on élevait 500 brebis mérinos dites allaitantes pour les agneaux de boucherie, raconte-t-il. On avait la chance d’avoir un boucher à Seyne qui nous prenait les agneaux entiers. On les amenait à l’abattoir et il venait les récupérer. Quand on a repris l’exploitation avec Isabelle, pour être plus viable économiquement, on a enlevé la moitié des allaitantes pour les remplacer par des laitières, les lacaune. Aujourd’hui, nous élevons 200 lacaune et 220 mérinos » détaille-t-il.

L’agriculture durable et le bio dans les gènes des alpins avant même son avènement

Les méthodes d’élevage naturel et de fabrication sans additif qu’ils ont apprises de leurs parents, héritage d’un savoir-faire ancestral,  relèvent déjà de l’agriculture biologique. Du temps de leurs aïeux, à cause de l’enclavement des terrains, « on travaillait déjà avec des produits naturels que nous fabriquions nous-mêmes », souligne Jérôme. Se diriger vers le bio lui est venu naturellement.

Vue des prairies fleuries de la Tchiote Bédigue ©Jérôme Denier

« Nous avons des foins venant de prairies naturelles très fleuries et des prairies temporaires qui durent 5 ans, où nous semons plusieurs espèces pour avoir une diversité de flore. Aux laitières, on donne du pré fleuri. Cette alimentation spécifique donne un lait de brebis aromatisé très doux et cela se ressent sur les yaourts, plus légers en goût. Pour le lactique, fromage frais avec différents affinages en frais, demi sec et sec, c’est un fromage doux avec un gout de fleur en bouche plus ou moins prononcé selon l’affinage. »

Ici, rien ne se perd. Tout se consomme jusqu’au petit lait. « En général, on le redonne aux brebis et aux agneaux pour ne pas le perdre et ils en raffolent. La tradition était de nourrir les cochons avec pour les engraisser. D’ici peu, avec le petit lait des pâtes pressés de fromage, on va faire du beurre pour le valoriser. » Isabelle a eu une formation dans ce domaine.

A la ferme de Chagne ©DVDM

Modernisation des équipements, avancées génétiques et pratiques innovantes

Qu’ils soient fermiers depuis la plus tendre enfance ou récemment installés dans l’exploitation familiale, ils ont travaillé à moderniser les équipements, outils et techniques de production. Certains produisent même leur propre énergie. « On a installé un kit de panneaux photovoltaïques et du coup, on produit 40 % de notre consommation », s’enthousiasme ainsi Jérôme.

A la ferme de Chagne, à Risoul, Jean-Luc Brun, fermier de père en fils, salue le retour à la ferme des jeunes générations. On a assisté à « la disparition progressive dans les années 70/80 des fruitières (3) sous l’effet de la mondialisation, avec le développement des grandes exploitations et l’industrialisation de l’agriculture. » Heureusement, « les jeunes agriculteurs, dans les années 2000/2010, se sont emparés du savoir-faire traditionnel transmis par les anciens ». En les remettant au goût du jour, ils y ont intégré des pratiques agricoles modernes, afin d’améliorer le rendement des petites exploitations.

Les vaches de la Ferme de Chagne ©DVDM

Il a lui-même modernisé son étable afin d’offrir un maximum de confort à ses vaches, qu’il s’agisse de la structure de l’enclos ou des espaces intérieurs dans lesquels elles peuvent se prélasser sans se marcher dessus. Dans un coin, il a aménagé une énorme brosse tournante contre laquelle les vaches viennent se frotter pour se laver. Il est aux petits soins pour ses montbéliardes et les bichonne comme n’importe quel membre de la famille.

A la tête de 130 bêtes, Jean-Luc pratique l’insémination artificielle et choisit scrupuleusement les races et les embryons, selon qu’il veut donner naissance à un veau de type charolais ou à une vache laitière de type montbéliarde. Cette sélection génétique permet d’avoir un vêlage toute l’année. Elle évite aussi de perdre plusieurs mois de production laitière, puisque les vaches ne produisent de lait qu’après la mise bas, de 4 à 6000 litres par an en moyenne.

Jérôme Denier pratique quant à lui l’agnelage avec ses propres béliers de race Ile-de France. « On monte naturel, on fait naître les agneaux et on les élève jusqu’à 3 à 6 mois pour les vendre en boucherie ou en colis, ce sont des races d’agneaux plus ronds, explique-t-il. Nous pratiquons plusieurs agnelages en décalé sur l’année pour avoir du lait tout le temps. Cela nous permet d’avoir 24 000 litres par an et pendant que les unes sont en production, les autres se reposent. En hiver, on laisse un peu reposer les brebis. » Respecter leur rythme biologique permet en effet d’obtenir un lait de meilleure qualité.

De l’allaitement à la traite du lait de Brebis ©Jérôme Denier

Mêler savoir-faire traditionnel et innovations techniques est un combo gagnant pour les producteurs locaux.

Authenticité du goût et contraintes règlementaires, un savant équilibre

25,7% des producteurs bas alpins et 29% des haut alpins (1) se sont ainsi convertis à l’agriculture biologique. Entre les contraintes de l’agriculture biologique et les normes sanitaires imposées par la règlementation européenne, la mise en conformité de leur exploitation est complexe et coûteuse. Les cuves pour fabriquer le beurre de baratte doivent ainsi obligatoirement être en inox et non plus en bois.

En équilibriste, Jérôme expose la difficulté de répondre aux normes tout en proposant un produit authentique, notamment face au risque inhérent d’uniformisation des productions et des goûts. « C’est à double tranchant, estime-t-il. Quand on a construit la fromagerie, on a dû mettre un revêtement lisse pour répondre aux normes d’hygiène. Au début, c’était difficile, car comme on dit ici, les mauvaises bactéries viennent plus vite que les bonnes. Mais avec le temps, on a réussi à trouver un équilibre et à  conjuguer une bonne ambiance de fromagerie avec les exigences de propreté. On a un contrôle tous les ans de la fromagerie par la direction générale de la Santé et deux autocontrôles avec des échantillons qu’on amène à analyser. S’il y a un problème, on doit réagir vite. Heureusement, il reste de la place pour l’authenticité. Dans notre cave d’affinage, les murs en pierre sont recouverts de chaux pour être sains, mais on peut laisser de la terre battues sauf dans le couloir où on marche », précise-t-il.

La fromagerie de la Tchiote Bédigue ©Jérôme Denier

« On est soutenu par l’association Brebis Lait Provence à Digne, qui défend les produits fermiers. Ils interviennent sur les nouvelles normes et le cahier des charges pour éviter que ça aille trop loin. Récemment, ils nous ont aidé sur la question du nutriscore. Pour un petit producteur, le lait n’est pas le même du début à la fin de la lactation. Nous n’avons pas les moyens d’uniformiser le lait comme les gros producteurs. On dépend des bêtes qui nous donnent le produit. On s’adapte à elles plus qu’elles ne s’adaptent à nous et certaines normes sont impossibles à appliquer » assure-t-il.

Concilier l’exigence des normes européennes sans pour autant dénaturer le gout de leur produit est un défi du quotidien pour les éleveurs et producteurs.

La passion du fromage

Côté goût, ils restent toutefois fidèles à la typicité du terroir, même si les envies des consommateurs évoluent vers un goût moins corsé.  « On a sept types de fromages avec les yaourts. On fait des petits bouchons qu’on aromatise pour les fêtes et ça plait bien. Les natures et les secs plaisent beaucoup aux petits.  On fait aussi du brebichon, un reblochon de brebis, du Saint-Estève, un camembert, de la Tome grise de Chauvet, affinée pendant deux mois en cave naturelle. On a de la chance d’avoir cette pièce tout en pierre enterrée dans le sol et aménagée pour faire un affinage tip top. C’est une ancienne cave à vin qui date de 1901 », raconte encore Jérôme.

Les fromages de brebis de la Tchiote Bédique ©Jérôme Denier

Jean-Luc Brun n’est pas en reste quand il parle de ses fromages au lait de vache. En l’occurrence de son bleu doux du Queyras, sa fierté, affiné à Mont-Dauphin dans une cave collective. Ce fromage au goût subtil est souple, onctueux et crémeux, aux notes de sous-bois et d’arômes fruités, a l’avantage de correspondre aux goûts des consommateurs d’aujourd’hui.

Une cave d’affinage pour les producteurs des cantons alentours

La coopérative laitière des Alpes du Sud, née de la fusion de la coopérative laitière de Guil et Durance et de la coopérative laitière alpine en 2005, regroupe 45 producteurs locaux des bassins gapençais, guillestrois et embrunais. L’atelier de fabrication a vu le jour en 2016 et, depuis 2017, en partenariat avec la fromagerie de Montbardon, elle fabrique des fromages au lait cru de vache et de chèvre, ainsi que des mi-chèvre mi-vache.

La cave d’affinage de la Coopérative Laitière des Alpes du Sud à Mont-Dauphin ©DVDM

Elle propose une vaste gamme de produits : crème fleurette et crème douce épaisse à 35% de matière grasse, faisselles, fromages blancs, fromages à pâte pressé cuite, demi cuite ou non cuite à croûte fleurie ou non, fromages à pâte persillée de type bleu doux du Queyras, fromages à raclette… Selon les périodes et la durée de l’affinage, les fromages ont un goût plus ou moins fleuri.

La coopérative a inauguré sa nouvelle cave d’affinage en octobre 2020, dans les anciennes chambrées de la caserne Rochambeau à Mont-Dauphin. « L’hygrométrie et la température qui jouent un rôle essentiel dans l’affinage traditionnel sont ici exceptionnelles et elles diffèrent d’une pièce à l‘autre », explique Daniel Aye, le responsable de la coopérative.

Bleu doux du Queyras de la ferme de Chagne ©DVDM

Les caves sont aménagées avec des structures en bois de mélèze. Elles forment une solide charpente pour supporter le poids des étagères sur lesquelles sont placés les fromages. A l’exception du bleu du Queyras, « piqué, puis placé sur des grilles en inox afin de faire rentrer l’air et favoriser la pousse du bleu, le penicillium roqueforti », détaille notre guide. Il est ensuite plombé, c’est à dire recouvert d’aluminium, pour terminer l’affinage.

Regrouper les outils de productions permet ainsi de limiter les coûts pour les petits producteurs.

Vue des montagnes de Mont-Dauphin ©DVDM

Solidarité et Entraide

Du fait de leur enclavement et des difficultés inhérentes au métier, les fermiers se regroupent et se rendent mutuellement service. La solidarité et l’entraide ne sont pas de vains mots selon Jérôme Denier. Il a intégré la coopérative Couleurs Paysannes en 2014. « Nous avons un magasin de vente directe à Manosque, où 80 producteurs locaux vendent leur production, explique-t-il. Quand on fait les permanences pour tenir le magasin, une quinzaine de demi-journées par an, on en profite pour faire les livraisons. Sur le canton de Seyne, on est quatre. On fait un roulement tous les jeudis. Chacun descend ses produits et ceux des autres, on s’arrange comme ça. Et quand on va dans les magasins, on se rencontre plus facilement, on échange sur les problématiques rencontrées et on trouve des solutions. Les magasins sont aussi fait pour ça, ils nous rapprochent », se félicite-t-il.

Une démarche inscrite dans le développement durable qui profite à tous

Avec l’arrivée des nouvelles générations aux manettes des fermes familiales, la tradition montagnarde a encore de beaux jours devant elle. Convertis à l’agriculture biologique, les producteurs peuvent en effet mieux valoriser le fruit de leur labeur, avec l’engouement du public pour l’achat local et les produits bio. Grâce à la diversification des réseaux de distribution, ils peuvent aujourd’hui toucher une clientèle bien plus nombreuse d’un bout à l’autre de la France, ce qui était beaucoup plus compliqué avant l’avènement du e-commerce. La modernité a aussi du bon.      

  • (1): source draaf.paca.agriculture.gouv.fr   
  • (2): mise bas d’un agneau ou d’un veau.           
  • (3): fromagerie traditionnelle de montagne où est transformé du lait cru en fromage.

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