Dans les heures qui ont suivi la déclaration d’Henri Cosquer aux Affaires maritimes, le 3 septembre 1991, la sous-direction de l’archéologie du ministère de la Culture a évidemment été informée de la découverte et de sa situation très particulière, avec un accès exclusivement sous-marin. S’est alors immédiatement posée une question d’importance : quels spécialistes des grottes ornées préhistoriques ont les compétences suffisantes en plongée pour rejoindre la cavité en toute sécurité ?
Un seul répondait alors aux critères : Jean Courtin, directeur de recherche au CNRS, ancien co-directeur du DRASSM (1) de 1976 à 1982 et préhistorien reconnu. C’est donc lui le premier expert à avoir exploré la grotte, lors d’une plongée organisée avec le concours de ses ex-collègues du DRASSM, notamment Luc Long et Albert Ilouz, fin septembre 1991.
Accès réservés aux scientifiques
Protégée dans la foulée au titre des monuments historiques, son accès sera dès lors réservé aux scientifiques et à de rares privilégiés, sur autorisation ministérielle, voire présidentielle. Pour éviter les visites sauvages et les risques qui vont avec, plusieurs dispositifs de défense seront posés successivement à l’entrée du boyau d’accès, de plus en plus solides et efficaces. De simples blocs de béton fin 1991, puis des grilles métalliques et, enfin un portail en inox de type « porte de prison », posé en 2010.
Tout au long de ces 30 ans et en dépit des difficultés liées à sa situation géographique, l’étude de cette cavité exceptionnelle n’a jamais cessé. De nouvelles informations ont d’ailleurs émergé chaque fois que les scientifiques ont eu accès aux œuvres. Au total, ce sont dix campagnes d’exploration, de mesures et de numérisation qui ont été conduites in situ depuis l’origine, dont cinq entre 1991 et 2005, puis cinq autres depuis 2010.
Plus de 550 entités graphiques répertoriées
Au cours de la première opération, en 1991, à peine une grosse centaine de peintures et de gravures avaient été identifiées, dont celles qui font la spécificité de cette grotte : les pingouins, les chevaux, les mains rouges en négatif… Avec les campagnes conduites en 1992 et 1994, ce chiffre a d’abord doublé, pour arriver, année après année, campagne après campagne, à plus de 550 œuvres et entités graphiques. Un travail qui a nécessité une grande capacité d’adaptation des scientifiques, peu préparés aux difficultés particulières qui se présentent à chaque nouvelle visite dans la grotte.
Compétences particulières requises
« Il a fallu que tous les intervenants, notamment les archéologues et les préhistoriens, acquièrent des compétences en plongée, en photo, en topographie, en climatologie, en informatique, en transmission, rappelle Luc Vanrell, mais aussi apprendre à entretenir les nombreux instruments de mesure nécessaires à l’étude de la cavité. »
Loin du cadre habituel des interventions archéologiques, les scientifiques ont ainsi intégré des techniques spécifiques pour préparer leurs campagnes et atteindre la grotte dans de bonnes conditions de sécurité. Car le simple fait d’y pénétrer requiert des efforts sans commune mesure avec les opérations de fouilles conduites à terre, ou même en pleine eau, dans le cadre de fouilles sous-marines.
Il y a d’abord les conditions météorologiques, qui restent la principale entrave. « Sur ce plan, explique Vanrell, nous mesurons déjà les effets du réchauffement climatique. Depuis les premières opérations, nous constatons en effet la diminution progressive mais régulière du nombre de jours où la météo permet d’accéder à la grotte, notamment à cause du vent, qui souffle de plus en plus et réduit nos possibilités d’intervention. »
Les jours où la mer est plate, pénétrer dans la grotte n’est pas une sinécure pour autant. Avant de partir, l’équipe doit en effet se préparer très minutieusement, car le temps de trajet entre les ports de la rade sud de Marseille et le cap Morgiou interdit tout oubli. Et quand on dit minutieusement, on pense au contrôle de l’étanchéité des caissons de transport du matériel jusqu’au réglage fin de leur poids total, histoire de pouvoir progresser facilement dans le boyau d’accès. Un caisson trop lourd a en effet tendance à couler, avec le risque de soulever le sédiment fin et de perdre toute visibilité en cas de chute. A l’inverse, un caisson trop léger va remonter vers la surface et se coincer dans les aspérités rocheuses qui forment le plafond de ce long et étroit couloir.
Se déplacer dans la grotte reste compliqué et délicat
Une fois dans la grotte, les scientifiques sont confrontés à d’autres difficultés, comme celle de devoir progresser sur un sol accidenté et glissant sans pouvoir s’appuyer sur les parois pour garder l’équilibre, afin de ne pas polluer le site en y laissant des traces susceptibles d’effacer ou de perturber la lecture des peintures et des gravures qui s’y trouvent.
On peut aussi mentionner l’atmosphère saturée en humidité saline, qui rend le séjour dans la grotte inconfortable et harassant pour les hommes, sans compter les difficultés techniques que cela pose pour les instruments de mesure bourrés d’électronique et le matériel informatique, qui n’aiment guère le sel et l’eau. D’où les limites que le Service régional de l’archéologie (SRA), responsable du site, a posées dans l’organisation des campagnes d’exploration.
Pas plus de 5 personnes pour 5 heures maximum
Le nombre d’intervenants présents en même temps dans la grotte ne peut ainsi excéder 5 personnes et les opérations ne peuvent pas durer plus de 5 heures par jour, sur 5 jours consécutifs au maximum. Il en va de la conservation des œuvres et de l’intégrité des sols archéologiques, mais aussi de la sécurité des personnes à l’aller et au retour.
En dépit de ces difficultés particulières, toutes les campagnes conduites in situ depuis 30 ans ont livré leur lot d’informations et alimenté la réflexion des scientifiques sur les conditions et les habitudes de vie des artistes qui ont fréquenté les lieux entre – 32 500 et – 19 000 ans.
Des parois couvertes de « lait de lune »
Outre l’inventaire des œuvres, qui s’est à chaque fois enrichi de nouvelles découvertes, les archéologues ont mis au jour des éléments particuliers qui continuent de les intriguer. Comme les très nombreuses traces de doigts d’hommes, de femmes et d’enfants retrouvées sur les parties les plus tendres de la paroi, où le calcaire se présente sous la forme d’une pâte épaisse et malléable, le mondmilch (« lait de lune » en allemand), prélevé en grande quantité durant les milliers d’années où cette grotte a été fréquentée.
L’hypothèse émise par Jean Clottes, Jean Courtin et Luc Vanrell dans leur livre « Cosquer redécouvert », paru en 2005 aux éditions du Seuil, est que ce « mondmilch » était sans doute utilisé pour ses vertus médicinales ou comme pansement par les populations du gravettien et de l’épigravettien, qui correspondent aux deux grandes périodes d’occupation de la grotte.
La montée du niveau de l’eau, une menace liée au réchauffement
Aujourd’hui, à peine un quart de la cavité jadis fréquentée par les artistes est hors d’eau, ce qui laisse imaginer l’ampleur que ce sanctuaire avait dû prendre avant la remontée des eaux qui en a condamné l’entrée. Et ce quart restant est à son tour menacé, à la fois par la sismicité de la région et les conséquences du réchauffement climatique, qui ont déjà fait remonter le niveau maximum de l’eau de près d’un mètre par rapport à ce qu’il était au début des années 1990.
Le célèbre panneau des chevaux qui orne la première salle a ainsi subi des dégradations directement imputables à l’évolution du climat et aux variations de pression atmosphérique à l’intérieur de la cavité. C’est en 2010, à la suite d’une série de séismes et d’événements climatiques, que les scientifiques ont identifié le problème.
Une menace qui a accéléré les opérations de nature topographiques, et notamment les relevés en trois dimensions par scanner sur lesquels se sont d’ailleurs appuyés les responsables de la réplique actuellement en construction dans les profondeurs de la Villa Méditerranée pour reproduire les volumes et les reliefs avec précision.
Après une phase expérimentale, histoire d’en vérifier la faisabilité technique, la numérisation intégrale de la cavité a débuté en 2017. Grâce à des instruments d’une précision inframillimétrique (environ 8 micromètre à la résolution optimale), c’est un véritable jumeau numérique de la grotte Cosquer qui a pu être réalisé, fixant pour toujours les dimensions de la grotte à l’instant T, ainsi que l’emplacement des œuvres.
D’autres informations à collecter
Mais le travail n’est pas terminé pour autant. Même s’ils ont été passablement dégradés lors des premières visites d’Henri Cosquer et de ses acolytes, puis à l’occasion des premières campagnes de fouilles et des quelques visites « sauvages » constatées au fil du temps, les sols archéologiques de la grotte restent encore à étudier avec précision. Il faudra certes se passer des coquillages fossilisés prélevés comme souvenir par quelque plongeurs indélicats ; se passer aussi du petit crabe prisonnier de sa gangue de calcite découvert sur le sol avant d’être écrasé lors du tournage de l’émission Ushuaïa de Nicolas Hulot au début des années 2000, mais les enseignements de ces futures campagnes restent néanmoins prometteurs, notamment en termes de datation et de fonctionnement biologique de la cavité, où vivent de nombreuses espèces de crustacés et invertébrés, du homard jusqu’à la petite crevette.
Le plus bel écrin que l’on pouvait imaginer
De quoi occuper encore longtemps les scientifiques, toujours prêts à replonger en dépit des difficultés. Car « chaque intervention dans la grotte suscite des émotions puissantes, avoue Michel Olive, archéologue au SRA, qui s’étonne encore à chaque fois de la fraîcheur apparente des œuvres, qui semblent avoir été exécutées très récemment. »
Même son de cloche du côté de Luc Vanrell, l’autre « gardien du temple », toujours émerveillé par « la beauté minérale de cette cavité, la plus majestueuse de toutes. J’ai eu l’occasion de visiter Lascaux et Chauvet, explique-t-il, mais la morphologie de Cosquer, la nature de ses parois et les nuances de la roche la rendent unique. C’est le plus bel écrin que l’on pouvait imaginer pour ces œuvres qui ont traversé le temps. La première fois qu’on y entre, on passe la journée en apesanteur, la bouche ouverte et les yeux écarquillés.»
Un plaisir auquel ils ne sont d’ailleurs pas près de renoncer, d’autant qu’à leurs yeux, le travail scientifique « pourra débuter à partir des données numérisées que nous possédons, mais nécessitera toujours une visite sur place, pour confirmer ce que nous aurons observé devant nos écrans », assure Michel Olive.
L’archéologie 100% virtuelle, ce n’est pas pour demain.
- (1) : Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marine (Drassm), qui dépend du ministère de la Culture et a son siège à l’Estaque, au nord de Marseille. En 1991, on parlait de Drasm, pour Direction des recherches archéologiques sous-marines.
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