Nouvelle étape dans la lutte pour la reprise du groupe La Provence

La Cour d'appel d'Aix-en-Provence examine ce lundi 28 mars, le recours Xavier Niel contre la suspension de son droit d'agrément dans le processus de rachat du quotidien marseillais. Attendu d'ici un mois, cet arrêt pourrait décider de l'identité du futur propriétaire du groupe de presse jusqu'ici détenu par Bernard Tapie, décédé début octobre. Deux titres de presse quotidienne régionale sont concernés : La Provence et Corse-Matin

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Le processus de reprise du groupe de presse La Provence doit franchir une nouvelle étape, ce lundi 28 mars. Une étape qui pourrait d’ailleurs s’avérer cruciale. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence examine le recours de l’homme d’affaires Xavier Niel, qui détient 11% du groupe depuis 2019, contre la décision du tribunal de commerce de Marseille, qui avait suspendu en janvier dernier, le pacte d’actionnaires dont il pouvait tirer avantage dans le cadre de cette procédure de rachat du quotidien marseillais.

Ce pacte offre en effet au fondateur de Free un droit de véto sur tout nouvel entrant au capital du groupe La Provence, donc sur l’identité du repreneur des 89% du capital détenus par le groupe Bernard Tapie (GBT), capital que Xavier Niel veut lui-même racheter. Sauf que le tribunal de commerce de Bobigny, qui a placé GBT en liquidation judiciaire et souhaite tirer le meilleur prix possible des actifs qui lui restent, ne l’entend pas de cette oreille. A l’origine de la procédure qui a abouti à la levée du droit de véto (appelé droit d’agrément) de Xavier Niel, les mandateurs liquidateurs nommés par le tribunal de Bobigny ont depuis clairement manifesté leur préférence pour l’offre de reprise déposée par Rodolphe Saadé, patron de la compagnie maritime CMA CGM, et seul concurrent du magnat des télécoms et des médias pour le rachat du groupe de presse fondé en 1944 par Gaston Defferre.

L’armateur marseillais propose il est vrai 81 millions d’euros pour les 89% de GBT, contre autour de 20 millions du côté de NJJ, la holding personnelle de Xavier Niel. Mais les liquidateurs se sont toutefois montrés prudents en rétablissant « à titre conservatoire » le droit d’agrément de Xavier Niel, afin de permettre au conseil d’administration du groupe de presse marseillais (qui comprend aussi le quotidien Corse-Matin) de se prononcer sur l’offre de reprise de CMA CGM, la seule qu’ils entendent lui soumettre d’ici la fin avril, puisque la « mieux disante » sur le plan financier.

Droit de préemption pour Xavier Niel

Si la cour d’appel, dont l’arrêt est aussi attendu pour la fin avril, confirmait la suspension du droit d’agrément, un seul obstacle empêcherait Rodolphe Saadé de mettre immédiatement la main sur La Provence : le droit de préemption dont bénéficie également Xavier Niel sur les actions du groupe, au titre du pacte d’actionnaires conclu avec Bernard Tapie lors de son entrée au capital, en 2019. S’il choisissait de le faire jouer, le patron de Free serait alors obligé de s’aligner sur la proposition financière de son concurrent pour lui souffler l’affaire. Qui lui coûterait alors 81 M€ minimum, au lieu de la vingtaine proposés dans son offre de reprise initiale.

Validation du conseil d’administration

Si, à l’inverse, la Cour d’appel d’Aix rétablissait son droit d’agrément, il suffirait que le conseil d’administration de La Provence ne valide pas l’offre CMA CGM pour remettre Xavier Niel en selle. La validation n’est possible qu’à l’unanimité des cinq membres. Or, deux d’entre eux, Anthony Maarek et Anne Jahan, y sont les représentants d’Avenir Développement, filiale de NJJ, donc du magnat des télécoms. Et les trois autres – Stéphane Tapie, le fils de l’homme d’affaires décédé en octobre, le journaliste et écrivain Franz-Olivier Giesbert et l’actuel Pdg de La Provence, Jean-Christophe Serfati – ne voteraient pas forcément tous en faveur de l’armateur.

Pour autant, dans la mesure où les liquidateurs n’ont aucune intention de présenter l’offre de Xavier Niel à l’approbation du conseil d’administration, la reprise du quotidien marseillais et de ses satellites pourrait, dans cette hypothèse, se retrouver dans une drôle d’impasse. D’autant qu’aucun des deux candidats ne semble disposé à lâcher la rampe dans ce que les salariés du groupe appellent « la bataille des milliardaires. »

Une bagarre entre mâles dominants qui divise en interne

C’est d’ailleurs bien ce qui les inquiète, les salariés. Car en retardant le processus de reprise, cette bagarre entre mâles dominants a ravivé les angoisses du lendemain à tous les étages de la maison, aussi bien chez les « pro-Saadé » que chez les « pro-Niel », de plus en plus divisés sur la meilleure candidature possible pour l’avenir du journal.

Devenus majoritaires au cours des derniers mois, où le Pdg de CMA CGM et ses troupes ont multiplié les messages positifs pour les séduire, les « pro-Saadé » ont confirmé leur préférence jeudi 24 mars, en votant un avis favorable à l’offre de l’armateur dans les six conseils économiques et sociaux (CSE) que compte le groupe. Les syndicats majoritaires à La Provence, FO Snpep et le Syndicat national des journalistes (SNJ), étaient à la manœuvre. Dans une note publiée à l’issue des votes, les membres du CSE de La Provence soulignent ainsi que « le projet présenté par la CMA CGM propose des axes stratégiques crédibles partagés par la profession » et qu’il « s’appuie sur des moyens financiers incontestables. »

Une seule offre soumise

Une analyse que ne partagent pas les syndicats minoritaires (1), qui ont voté contre l’offre Saadé à 4 voix contre 9 lors du CSE, mais ne se déclarent pas pour autant en faveur de l’offre Niel. Ils regrettent avant tout de n’avoir pas pu les évaluer dans les mêmes conditions, « comme s’y étaient engagés les liquidateurs au lancement des appels d’offre« , rappellent-ils. Dans un tract diffusé en interne à l’issue de la consultation des CSE, ils soulignent ainsi que le projet CMA CGM  « ne fait pas l’unanimité » au sein de l’entreprise, notamment parmi les journalistes, y compris sur ses aspects financiers. Ils pointent ainsi « de nombreuses interrogations déjà relevées dans le rapport d’expertise du cabinet Secafi », qui a évalué l’offre CMA CGM à leur demande. Au contraire du SNJ et de FO Snpep, qui ont renoncé à ce droit d’expertise pour s’en tenir à leur seule interprétation.

Doutes sur l’indépendance de la rédaction

Parmi ces interrogations, ils rappellent d’abord qu’une seule des deux offres de reprise validées fin novembre leur a effectivement été soumise, donc que la consultation des CSE le 24 mars « était donc pipée d’avance ». Un regret d’autant plus vif que le vote à bulletin secret de l’ensemble des salariés, « acté par l’ensemble des organisations syndicales » au début du processus, est finalement passé à la trappe, « alors que bon nombre de salariés l’attendaient » afin de se prononcer en connaissance de cause, note l’intersyndicale.

Or, l’offre de CMA est loin de les avoir convaincus sur des points essentiels qu’ils listent dans leur déclaration écrite : « validité et pérennité du projet industriel, remplacement non immédiat des clauses de cession (2), investissement en grande partie porté par les fonds de La Provence à la suite de la vente de ses murs (…) et de gros doutes sur l’indépendance éditoriale » de la rédaction si Rodolphe Saadé devait prendre la direction du journal.

« Certains journalistes ont déjà subi des pressions directes ou indirectes, souligne ainsi un responsable syndical, évoquant des coups de fil soi-disant amicaux pour pousser la candidature de CMA. » Notamment d’Yves Moraine, conseiller municipal (LR) de Marseille, dont la Lettre A, bulletin d’information confidentiel qui traite de l’actualité des médias, rappelait dans son édition du 1er mars qu’il était l’un des avocats de la CMA CGM et un ami d’enfance de Rodolphe Saadé.

Arrière-pensées politiques

Les arrière-pensées politiques du repreneur sont d’ailleurs un autre motif d’inquiétude pour une partie des responsables syndicaux de la rédaction. « Depuis le départ, on s’interroge sur les motivations de Saadé, qui n’a a priori rien aucun intérêt à détenir un journal de presse quotidienne régionale, fut-ce dans la ville où il vit, poursuit l’un d’eux. Si c’est seulement pour aider ses amis Moraine et Vassal dans leur carrière, cela risque de lui coûter cher et de mettre en danger l’avenir de l’entreprise, qui dépend en grande partie de sa crédibilité. »

« Généreux, mais d’abord avec notre argent »

« Une partie de nos collègues sont séduits par le fait qu’il met 81 millions sur la table pour racheter le journal, regrette un autre syndicaliste, mais cet argent on n’en verra pas la couleur, c’est l’Etat qui l’encaissera. En revanche, les investissements que le repreneur promet de faire pour développer l’entreprise, ça ça nous intéresse. Et sur ce plan, Saadé n’a pas été d’une franchise exemplaire. Il nous annonçait plus de 40 millions, mais sans nous dire que la majeure partie de cette somme était déjà dans nos caisses. C’est le prix de la vente des murs du journal à un promoteur. En clair, il est généreux, mais d’abord avec notre argent. » Un mensonge par omission également relevé dans la note des membres du CSE qui ont voté un avis favorable à sans offre, mais sans manquer de rappeler « la nécessité du financement par l’actionnaire des investissements indispensables à la réussite du projet. »

Les salariés de La Provence n’ont plus qu’un mois à attendre avant de connaître le nom de leur prochain propriétaire. Un mois au mieux.

Hervé Vaudoit

  • (1) : Filpac CGT, FO Livre, CFDT, CFE-CGC et Sud
  • (2) : La clause de cession est un dispositif spécifique du droit de la presse créé pour garantir l’indépendance intellectuelle des journalistes professionnels. En cas de changement d’actionnaire majoritaire de leur entreprise, ils ont, en vertu de cette clause, le droit de démissionner en percevant des indemnités dont le montant est codifié par la loi. Il existe aussi une clause de conscience, plus connue du grand public mais bien moins utilisée. Elle permet à tout journaliste professionnelle, en dehors d’un changement d’actionnaire majoritaire, de réclamer le même droit à démission et le même bénéfice financier qu’une clause de cession, si un changement de ligne éditoriale ou une prise de position de son média contrevient à ses convictions politiques, philosophiques ou religieuses. C’est la justice qui décide d’accepter, ou non, une clause de conscience, alors que la clause de cession est exigible en cas de vente de la majorité du capital.

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