Pénurie de soignants : l’électrochoc signé d’une médecin aixoise

Spécialisée en médecine vasculaire à Aix-en-Provence, la Dr Murielle Mollo a obtenu le Prix Littré de l'Essai 2023 pour un réquisitoire féroce contre le système de santé français. La catastrophe sanitaire est déjà là et va encore s'accentuer, en raison notamment de la pénurie de soignants dégoûtés par des métiers devenus ingrats, épuisants, sous-payés. 6 millions de Français sont sans médecin traitant. Des solutions existent pourtant. La Dr Mollo en propose 5. Plutôt radicales...

autre

« La France entière est un désert médical. » Murielle Mollo ne s’embarrasse pas de circonvolutions pour décrire ce pays qui croyait encore avoir le meilleur système de santé du monde quand l’épidémie de Covid lui a porté le coup de grâce. Dans « Pénurie de soignants : l’enquête choc ! », cette praticienne aixoise spécialisée en médecine vasculaire livre un réquisitoire impitoyable et très argumenté sur une organisation à bout de souffle. Façonné à partir de son expérience et d’une enquête minutieuse, son ouvrage vient d’obtenir en cette fin d’année le Prix Littré de l’Essai 2023 décerné par le Groupement des écrivains médecins.

Destiné au grand public, ce petit livre est clair et franchement plaisant à lire. Il s’articule autour de 3 grands thèmes : le constat de la catastrophe sanitaire, les témoignages de soignants désabusés, les pistes pour s’en sortir.

Le désert médical généralisé

« Si l’opposition zones sous-dotées/zones surdotées était encore vraie voilà seulement cinq ans, elle est désormais dépassée : en France, il n’y a plus QUE des zones sous-dotées. Même les régions les plus attractives, comme la région PACA, sont en souffrance, il y a un manque crucial de professionnels de santé sur tout le territoire ! Paris intra-muros est l’un des plus grands déserts médicaux de France ! » Ce que d’ailleurs reconnaissait l’actuelle ministre de la Santé par intérim dans « Le Quotidien du Médecin » en novembre 2022 : « 87% de la France est considérée en désert médical – sous-doté en généralistes – et 6 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, dont 657 000 patients en ALD (affection longue durée). »

La bêtise de l’Etat sur le numérus clausus

Une des origines du problème remonte à 1971. Pour réduire les dépenses de santé, on pense alors qu’il suffit de moins prescrire. Comment ? En réduisant le nombre de médecins. CQFD. Grossièrement résumé, ce principe a conduit à la pénurie décrite ci-dessus. Le numerus clausus a ainsi été créé par l’Etat afin de ne pas former plus de 8 500 médecins par an. Pourquoi pas. Mais pour prendre cette décision, il n’y a pas eu de « réelle évaluation préalable des besoins en santé », souligne Murielle Mollo. Sauf qu’on est tombé à 3 500 étudiants recrutés en médecine en 1993, pour ne retrouver le chiffre de 8 000 qu’en 2018.

En 2023, la facture est salée : « Mécaniquement, le nombre insuffisant de médecins formés, couplés à un départ massif à la retraite des médecins en activité (les fameux boomers) entraîne un « effet de ciseau » terrible qui crée brutalement un déficit abyssal de médecins. Déficit qui, maintenant, atteint tous les territoires, y compris ceux les plus attractifs en termes de qualité de vie. Il ne fallait pas être grand clerc pour le prévoir. Simplement savoir compter (…). Un manque de vision à long terme et du souci du bien-être public, voilà ce dont nos dirigeants, de droite comme de gauche, sont coupables ! »

Des spécialistes aux abonnés absents

Pour décrocher un rendez-vous avec certains spécialistes, il faut se lever de bonne heure. Et mieux vaut maîtriser un minimum les outils numériques – ce qui n’est pas le cas chez un grand nombre de personnes âgées notamment – puisque désormais, hors des plateformes type Doctolib, guère de salut. Dr Mollo : « Certaines spécialités comme la dermatologie, l’ophtalmologie, la gynécologie, la psychiatrie, sont encore davantage impactées. Mais de façon générale, tous les médecins, qu’ils soient généralistes ou spécialistes, libéraux ou hospitaliers, ont des carnets de rendez-vous qui débordent d’activité, sans qu’il soit trouvé de solution pour écourter les délais. »

Vous cherchez un pédiatre en ville ? Bon courage ! Pas étonnant qu’à la moindre épidémie de bronchiolite, les urgences saturent. Corollaire de ce manque global de prise en charge des tout-petits, la mortalité infantile en France est désormais en hausse, pointe l’auteure. Un comble pour le pays qui se croyait le « meilleur ».

En psychiatrie, c’est la Bérézina. Les étudiants en médecine fuient cette spécialité. Déjà en 2020, 20% des postes en psychiatrie dans le secteur public n’étaient pas pourvus, ajoute-t-elle, soit un millier de postes : « L’organisation territoriale de la santé mentale en France est inefficiente : la filière psychiatrique publique est jugée « au bord de l’implosion » et la prise en charge des patients est décrite comme « catastrophique ».

Une perte de chance pour les patients

La Dr Mollo enfonce le clou : « Ces carences en professionnels de santé entraînent donc une perte de chance pour les patients qui, à défaut d’être vus rapidement, seront mal ou non soignés. Notre système de santé, jusqu’alors l’un des plus performants du monde, est en train de s’effondrer sous nos yeux avec une rapidité terrible, alors que tant d’indices le laissaient présager depuis de si nombreuses années. »

On passera sur l’intéressant chapitre qui évoque « l’hôpital malade de son administration » et le pouvoir démesuré attribué aux directeurs d’hôpitaux depuis la loi de 2009 et dont le credo est résumé ainsi : dépenser le moins d’argent possible. « La culture néolibérale occidentale a contribué à gérer les hôpitaux comme des entreprises, avec des patients traités comme des marchandises, entraînant des désastres humains et sanitaires. Cette politique a eu pour conséquence d’entraîner une perte de sens : de nombreux soignants partent car ils ne comprennent plus pourquoi ils travaillent, d’autant qu’ils ne se sentent plus estimés. »

Le lit des charlatans

« On assiste donc à un mouvement de fuite de plus en plus important : actuellement les soignants sont plus nombreux à quitter l’hôpital, plutôt qu’à venir y travailler. Ils choisissent de s’installer en libéral, de partir en intérim ou même de changer de métier. Or, il faut beaucoup de temps pour former un professionnel de santé ! On compte actuellement 8% des postes d’infirmières, 2,5% des postes d’aides-soignantes et 30% des postes de médecins titulaires, qui sont vacants à l’hôpital public. »

Murielle Mollo déplore que cette démobilisation fasse le lit des charlatans, des gourous et autres manipulateurs mentaux qui prospèrent sur des bases pseudo-scientifiques et gagnent beaucoup d’argent. Comme chacun le sait, la nature a horreur du vide.

La faute aux patients devenus consommateurs de santé

Elle dénonce également l’attitude consumériste des patients qui n’annulent pas leurs rendez-vous quand ils ne peuvent se déplacer, arrivent en retard, voire ne se présentent pas à des interventions chirurgicales, laissant une équipe entière en plan au bloc opératoire avec un coût phénoménal pour la collectivité ! Si on y ajoute les incivilités, les menaces, on comprend que de plus en plus de soignants décrochent du métier. Pourquoi se casser la tête à ce point ?

Et bien sûr, une profonde mutation sociétale est en jeu. La crise du Covid a formidablement accéléré le mouvement. Chacun réclame plus de temps pour sa famille, ses loisirs, son épanouissement personnel. Cela se fait parfois au détriment du collectif. Les soignants sont des Français comme les autres. Eux aussi réclament leur part accrue de bien-être. Eux non plus ne veulent plus continuer à bosser comme des damnés, à prendre des gardes la nuit et les dimanches.

Les suicides des étudiants en médecine

Cette évolution du mode de vie et des exigences que chacun n’est plus prêt à consacrer à son travail participe à la pénurie croissante de professionnels, notamment à l’hôpital public qui gère l’immense majorité des urgences – jours, nuits, fériés et week-ends compris.

En contre-point d’une analyse sans concession, Murielle Mollo a recueilli les paroles de soignants et de patients sur 40 pages. Rédigées avec authenticité, elles illustrent le malaise et la difficulté extrême – voire l’impossibilité – qu’il y a à continuer face à une situation intenable. C’est trop dur, la pression est trop forte. Une gynécologue aixoise pointe le ras-le-bol, la perte de temps en paperasserie, la pression stérile exercée par les autorités de santé, les injonctions contradictoires, la réunionite, le « médecin-bashing » qui masque un système à bout de souffle, l’incivilité de patients-consommateurs, avant de rappeler à la fin de cette litanie implacable, un chiffre glaçant: 1 étudiant en médecine se suicide tous les trois jours.

Se préparer à une nouvelle pandémie

Rappelons une évidence : la santé est la priorité numéro 1 pour 83% des Français, avant même le pouvoir d’achat selon un récent sondage. Le Président de la République et ses gouvernements successifs ont bien vu l’incendie qui ravage le paysage et le risque explosif qu’il recèle, surtout en cas de nouvelle pandémie du type Covid. Une hypothèse hautement plausible, comme l’a expliqué cette semaine le directeur général de l’Organisation Mondiale de la Santé, en appelant les pays à « profiter » de 2024 pour s’y préparer ensemble.

Des engagements ont été pris dans l’Hexagone ces dernières années. La loi Ségur de 2020 a permis de mieux rémunérer les jeunes médecins, d’accélérer en théorie la sortie de l’aberrante tarification à l’acte – la fameuse T2A – qui pénalise scandaleusement les hôpitaux publics, ou de financer la réouverture de lits d’hospitalisation.

La revalorisation du travail de nuit et de week-end sera effective à partir de ce 1er janvier 2024. De quoi, peut-être, ralentir les départs de soignants et générer des adhésions. C’est l’espoir du pouvoir politique, et l’intérêt de la nation toute entière.

Susciter des vocations dès le lycée

La Dr Mollo passe en revue l’ensemble de ces mesures, ainsi que les initiatives qui marchent bien dans les territoires (maisons de santé pluridisciplinaires, espaces de coworking médical à Marseille, développement d’une option « santé » dès le lycée dans le Lot pour susciter en milieu rural des vocations avant même le Bac, fluidification du parcours-patient avec la plateforme Hospi’Up lancée en 2021…). Tout ceci va dans le bon sens. Mais il faudra encore quasiment dix ans pour ne serait-ce que revenir à un nombre plus important de médecins. Suffisant ? Rien n’est moins sûr.

L’ordonnance de Murielle Mollo : ça va très loin

Selon la médecin aixoise, et parce que « c’est la guerre, n’ayons pas peur des mots », 5 actions s’imposent. Ce sont les 5 « R » : Rationner, Rationnaliser, Revaloriser, Responsabiliser, Réconcilier. Certaines de ces idées vont faire hurler jusque chez les médecins, tant elles sont radicales et obligeraient à une remise en cause des pratiques actuelles par un Etat coercitif mais jugé inconstant et incohérent (que l’on songe aux 6 ministres de la Santé qui se sont succédé en 6 ans, dont 3 ces dix-huit derniers mois…).

Rationner

C’est dégager du « temps médical » pour l’essentiel, l’urgent. Et donc laisser la « bobologie » à des auxiliaires de santé formés plus rapidement que les médecins. C’est aussi allonger les délais de suivi à un an hors des situations complexes. C’est multiplier les cabines de consultation et développer la télémédecine. C’est mettre plus à contribution les pharmaciens, comme pour la vaccination.

Rationnaliser

C’est sous-traiter toutes les tâches administratives (pour lesquelles les médecins ne sont d’ailleurs pas payés ni formés mais qui mobilisent parfois un tiers de leur temps) à des structures spécialisées. C’est développer le recours à l’intelligence artificielle, qui au passage risque bien de révolutionner nombre de pratiques médicale et paramédicales. C’est obliger tous les spécialistes à prendre au moins 25% de nouveaux patients « et à ne pas se contenter d’une activité confortable qui ronronne avec toujours les mêmes patients qu’on reconvoque de mois en mois, juste pour un examen pas toujours utile, et une ordonnance, toujours la même ». Les mesures précédentes doivent permettre de gagner du temps de consultation. Rationnaliser, c’est arrêter la course folle et chronophage à l’enregistrement des données des patients, c’est « s’attaquer au cancer administratif hospitalier », diviser par 10 le nombre de réunions, diviser par 100 le nombre de catégories à coder pour la T2A… Sans cela, l’hémorragie des médecins hospitaliers vers le privé continuera, prévient Mme Mollo.

On peut évidemment trouver discutables des arguments développés dans le livre comme la suppression des Agences régionales de Santé, et de l’école de Rennes qui forme les directeurs/trices d’hôpitaux, car la Dr Mollo ne dit pas par quoi les remplacer.

Revaloriser

C’est augmenter le salaire des infirmières et des aides-soignantes – dont beaucoup ne vont désormais même pas plus loin que leurs études ! -, ou partent bosser en Suisse et au Canada car elles sont mieux rémunérées et considérées. C’est aussi augmenter notablement le tarif de la consultation, moitié moins élevé que la moyenne européenne.

Responsabiliser

C’est limiter le nombre de consultations « spontanées » chez le généraliste à deux par mois afin d’endiguer la consommation médicale, et supprimer l’accès direct du patient aux spécialistes. Intention fort louable. Qui supposerait pourtant que le patient puisse avoir accès aux généralistes… Vu leur carence, cela sera impossible pour de nombreuses années encore. Et puis, en les corsetant encore un peu plus, on risque de décourager de nombreuses vocations médicales qui manquent déjà à l’appel ! Mais il est clair que les Français doivent être responsabilisés dans leur relation aux soins. Ils ont avec succès réduit leur consommation électrique de 10% depuis un an. Ne pourraient-ils pas en faire autant avec la santé ?

Responsabiliser, c’est « durcir » le parcours de soins et « pénaliser » les patients qui posent un « lapin » à leur toubib. Les 28 millions de consultations médicales non honorées représentent l’activité annuelle de 5600 médecins. « Les éviter reviendrait à augmenter le nombre de médecins d’autant ».

Réconcilier

C’est arrêter la guerre entre le public et le privé « car l’union fait la force ». « Pourquoi refaire systématiquement tous les examens quand un patient arrive à l’hôpital, avec tout son bilan déjà réalisé en privé ? » interpelle l’auteure. Le privé doit pour sa part s’interroger sur la continuité des soins la nuit et le week-end…

Outre qu’il fournit des données objectives et fort étayées (72 références bibliographiques), et qu’il est rédigé dans un style accessible à tous, cet ouvrage présente l’intérêt de secouer le cocotier. Un cri d’alarme qu’il faut saluer quand on voit la dégradation de l’offre de soins dans un pays qui se rêve toujours en champion du monde de la santé. Mais se réveille avec la gueule de bois.

« Pénurie de soignants : l’enquête choc ! », Dr Murielle Mollo, éditions Anfortas, 162 pages, 12,5 euros.

cet article vous a plu ?

Donnez nous votre avis

Average rating / 5. Vote count:

No votes so far! Be the first to rate this post.

Partagez vos commentaires.