Grotte Cosquer : trente ans d’hésitations et de projets avortés (4/5)

Avant que la réalisation d'une réplique ne soit attribuée à Kléber Rossillon en 2019, l’architecte marseillais André Stern avait tenté à cinq reprises de convaincre les autorités de l’intérêt d’une grotte Cosquer bis dans le centre de Marseille. Des projets séduisants tous passés par pertes et profits. Récapitulatif

Dossier Grotte Cosquer

Le projet en cours de réalisation dans les profondeurs de la Villa Méditerranée est loin d’être le premier à proposer une reconstitution de la grotte mise au jour par Henri Cosquer en 1991. Dans les semaines qui ont suivi cette découverte, André Stern, un architecte membre de l’Académie de Marseille, s’est en effet passionné pour le sujet. Il a donc commencé de travailler sur un fac-similé aussi proche que possible de la réalité, afin de permettre aux visiteurs de toucher du doigt – et des yeux – l’extraordinaire sanctuaire immergé du cap Morgiou, qu’il était déjà inimaginable de rendre accessible au grand public.

Un premier projet à l’emplacement des Terrasses du Port

En 1994, André Stern dévoile ainsi son projet de Fondation Henri Cosquer, qu’il imagine installer à La Joliette, là où a été construit le centre commercial des Terrasses du Port. Le programme d’intérêt national Euroméditerranée vient alors tout juste d’être lancé par le maire de Marseille, Robert-Paul Vigouroux, et le Premier ministre en exercice, Edouard Balladur, avec l’ambition de redynamiser les abords du port pour en faire le premier pôle d’attraction d’une ville qui a encore du mal à digérer les conséquences de la décolonisation sur ses activités économiques. « A l’époque, se souvient l’architecte, j’étais allé proposer mon idée aux promoteurs britanniques qui travaillaient déjà à ce projet de centre commercial, mais s’ils l’avaient trouvé très intéressant, ils n’avaient pas souhaité s’en emparer pour autant, dans la mesure où ils n’avaient aucune expérience dans l’exploitation d’un ensemble muséal comme celui que je leur amenais. »

Coupe Cosquer Silo

Début 1995, le projet est dévoilé dans les colonnes du Provençal. Il s’articule autour d’un grand cône renversé, rempli d’un million de litres d’eau de mer où nagent des poissons de plusieurs espèces typiques de Méditerranée. Après avoir remonté le temps via un escalier roulant qui les conduit jusqu’au sommet du cône, lui-même coiffé d’une coupole en verre, les visiteurs s’engouffrent dans un ascenseur circulaire, puis entament leur descente au milieu du cône, dans un tube étanche et transparent qui leur donne l’illusion de descendre vers les profondeurs marines.

Sur la base des relevés photogrammétriques et topographiques d’EDF

Arrivé au fond, l’ascenseur crève le plancher et continue de descendre. Puis une porte circulaire s’ouvre et les visiteurs pénètrent dans la réplique grandeur nature de la grotte Cosquer, où l’ensemble des peintures et gravures sont fidèlement reproduites. Pour que l’illusion soit parfaite, André Stern prévoit déjà de s’appuyer sur les relevés photogrammétriques et la topographie 3D de la grotte, que la Fondation EDF a alors effectuée avec son laser Soizic, un des premiers instruments capables de mesurer un volume en trois dimensions avec une précision de l’ordre du centimètre.

coupe projet 1995
Le plan en coupe du projet de Fondation Henri Cosquer. Il était prévu que les visiteurs entrent par le haut du cône inversé, qu’ils descendent dans le tube ascenseur avant de déboucher dans la réplique de la grotte, avec l’impression d’avoir plongé dans la Méditerranée pour y pénétrer. (Copyright cabinet Sterne International)

Las, en dépit de l’intérêt qu’il soulève dans la population et chez les professionnels du tourisme, le projet en reste là. Mais André Stern n’est pas homme à renoncer aussi facilement, sur un mauvais coup du sort.

Redonner une fonction aux silos à grain du port

Trois ans plus tard, alors que la nouvelle municipalité emmenée par Jean-Claude Gaudin s’interroge sur l’orientation à donner à l’opération Euroméditerranée et aux nouvelles fonctions à imaginer pour un certain nombre de bâtiments emblématiques du domaine portuaire et de ses abords, l’architecte propose un nouveau projet. Pour cette deuxième tentative, il se focalise sur le silo à grains, face aux docks de La Joliette, où il réutilise certaines idées du projet précédent, notamment l’ascenseur au milieu de l’eau. Mais au lieu d’être au sous-sol, la reproduction de la grotte est cette fois prévue au sommet du bâtiment, sous la terrasse et le restaurant panoramiques, juste au-dessus d’un hôtel de 80 chambres avec vue imprenable sur le port et la rade de Marseille.

cosquer silos perspective
En 1999, c’est dans l’ancien silo à grains du port qu’André Stern espérait installer son nouveau projet, qui reprenait une bonne partie des solutions imaginées cinq ans plus tôt pour le projet de Fondation Henri Cosquer. Mais la ville de Marseille avait préféré racheter le bâtiment pour le transformer en salle de spectacle. (Copyright cabinet Stern International)

Cette fois encore, le projet séduit. Des contacts sont pris avec des promoteurs, des hôteliers et les meilleurs spécialistes de la reproduction d’œuvres d’art préhistoriques, mais ni l’établissement public Euroméditerranée, ni la ville de Marseille ne poussent pour que l’affaire avance. « A ce moment-là, on venait d’empêcher la destruction de ce silo et on avait déjà l’idée de le transformer en salle de spectacle, se souvient un ex-élu de la majorité, mais ceux qui préféraient le projet de grotte Cosquer bis étaient moins nombreux et moins influents. »

Une salle de spectacle plutôt que la réplique de la grotte Cosquer

La balance penchera définitivement du côté de l’option sans grotte quand, en 2000, le port autonome de Marseille décide de lancer un appel à concours pour la reconversion du bâtiment. La ville de Marseille saute alors sur l’occasion pour l’acquérir, avant de confier sa restructuration à la Sogima, qui choisit deux architectes, Eric Castaldi et Roland Carta, pour le transformer en espace de bureaux et en salle de spectacle. L’idée d’une réplique de la grotte Cosquer passe donc une nouvelle fois à la trappe.

cosquer silos coupe
Le plan en coupe de ce deuxième projet, qui prévoyait aussi la création d’un restaurant panoramique et d’un hôtel de 80 chambres avec vue imprenable sur le port et la rade de Marseille. (Copyright cabinet Stern International)

Dix ans plus tard, André Stern a certes digéré ces deux échecs successifs, mais il ne désarme pas pour autant. Quand la ville de Marseille décide de lancer son propre appel à projet, avec l’idée d’inaugurer une grotte Cosquer bis pour le 20e anniversaire de sa découverte, l’architecte ne laisse pas passer l’occasion. Il jette cette fois son dévolu sur le fort d’Entrecasteaux, à l’entrée sud du Vieux-Port, alors en phase de réhabilitation.

Cosquer coupe 2016
Conçu pour être installé entre la falaise du fort d’Entrecasteaux et la rampe Saint-Maurice, ce nouveau projet présenté en 2010 connaîtra le même sort que les précédents, même s’il avait cette fois été imaginé dans le cadre d’un appel à projet lancé par la ville. La réplique de la grotte devait utiliser le volume des anciennes soutes à torpilles creusées sous le fort. (Copyright cabinet Stern International)

Utiliser les soutes à torpilles creusées dans la roche

« L’idée n’était pas d’utiliser le fort lui-même, mais les soutes à torpilles qui avaient été creusées profondément dans la roche », explique-t-il, convaincu que dans cet univers minéral humide, l’illusion sera parfaite pour le visiteur. D’autant qu’avant de pénétrer dans le sanctuaire orné, celui-ci sera d’abord passé par le bâtiment d’accueil, un immense tipi de métal et de verre planté entre la falaise du fort et la rampe Saint-Maurice, dans une enclave semi-circulaire creusée jadis pour permettre le retournement des trains qui empruntaient l’actuel tunnel Prado-Carénage, alors réservé à la circulation ferroviaire.

Perspective Cosquer
Une vue d’artiste du projet de 2010. A gauche, l’esplanade de l’église Saint-Victor. A droite, le glacis dessiné par l’architecte Norman Foster et le paysagiste Michel Desvigne dans le cadre du projet de réhabilitation du Vieux-Port dont la première tranche a été inaugurée en 2013. (Copyright cabinet Stern International)

Le projet s’insère, en outre, dans le plan de rénovation du Vieux-Port souhaité par Jean-Claude Gaudin en prévision de Marseille Capitale européenne de la Culture 2013 et prend appui sur le glacis imaginé par l’architecte britannique Norman Foster et le paysagiste français Michel Desvigne pour faire le lien entre l’esplanade de l’église Saint-Victor et le bassin de carénage en contrebas.

La ville ne s’engage pas financièrement

Pourquoi ce projet n’a jamais vu le jour ? En grande partie parce qu’à l’époque, la ville avait signifié aux candidats qu’elle n’investirait pas un sou dans le projet et qu’elle ne garantirait même pas d’équilibrer l’exploitation les premières années, comme cela se fait généralement pour ce type de collaboration entre des promoteurs privés et une collectivité. « Le budget de l’opération tournait autour de 20 millions d’euros, explique notre ex-élu, et le constructeur associé à André Stern réclamait une participation de la ville pour au moins 10%, c’est-à-dire 2 millions d’euros. » Une somme que  Jean-Claude Gaudin refusera de mettre sur la table, quelques semaines avant que cet appel à projet ne soit déclaré infructueux.

telepherique cosquer
Dans une seconde version du projet dévoilée en 2012, l’architecte André Stern imaginait installer un téléphérique urbain entre l’esplanade du Mucem et la Bonne-Mère, avec de part et d’autre du Vieux-Port, deux piliers évoquant l’ancien pont transbordeur détruit durant la seconde guerre mondiale. (Copyright cabinet Stern International)

Il n’empêche : plus convaincu que jamais de la pertinence de ses idées, André Stern retravaillera ce même projet en 2012 et proposera d’y inclure un téléphérique urbain, qui aurait permis d’emmener les visiteurs des rives de l’esplanade du Mucem jusqu’au pied de la Bonne-Mère en survolant les bâtiments. Une fois de plus, la proposition séduira tous ceux qui en auront connaissance… en pure perte.

Sur la ligne de départ pour la Villa Méditerranée

Découragé, André Stern ? Pas encore. En 2018, la Région lance à son tour un appel à projet pour la création d’une réplique de la grotte Cosquer, qu’elle souhaite installer dans les entrailles de la Villa Méditerranée. « Quand Christian Estrosi et Renaud Muselier ont été élus et qu’ils s’interrogeaient publiquement sur l’avenir de ce bâtiment voulu par leur prédécesseur, c’est moi qui leur avait suggéré d’y mettre la grotte Cosquer », raconte l’architecte marseillais, qui envisage évidemment de candidater, au cas où cette hypothèse serait finalement jugée crédible. « Ils m’ont demandé de vérifier que c’était techniquement possible, poursuit André Stern, et quand je leur ai dit oui, ils ont lancé leur appel à projet. »

coupe cosquer villa MED
Le projet avec lequel André Stern a participé à l’appel à projet de la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Associé à Suez et Culturespace, il avait enfin un sérieux espoir de voir son projet aboutir… avant de se faire doubler à quelques encablures de la ligne d’arrivée par sa consoeur marseillaise Corinne Vezzoni, associée à Eiffage et Kléber Rossillon. (copyright cabinet Stern International)

L’architecte s’allie alors au promoteur Suez et à sa filiale de défiscalisation, Culturespace, qui exploitera le lieu si l’équipe l’emporte. Sauf qu’en dépit de son obstination, de ses travaux précédents et du concours des artistes à l’origine de Lascaux 4 en 2016 (une réalisation que les spécialistes de l’art pariétal considèrent comme la plus belle et la plus exacte des reproductions de grotte ornée jamais réalisée), ce n’est pas l’équipe Suez/Stern qui l’emporte, mais sa seule concurrente, en l’occurrence celle constituée d’Eiffage et Kléber Rossillon, avec Corinne Vezzoni comme architecte.

« Comme si j’avais perdu un enfant de 20 ans »

« Dans ma vie professionnelle, des concours, j’en ai gagné et j’en ai perdu, concède André Stern, mais celui-là, quand il m’est passé sous le nez, c’était comme si j’avais perdu un enfant de 20 ans… » Symboliquement, c’est effectivement ça. Et ça l’est d’autant plus que l’architecte n’a « jamais su les raisons pour lesquelles nous avons été écartés. »

plateau mobile villa MED Cosquer
Dans ce projet qui n’a pas été retenu, les visiteurs devaient pénétrer dans la réplique de la grotte après un parcours complexe simulant l’immersion et le passage dans un sas circulaire inspiré des romans de Jules Verne. (Copyright cabinet Stern International)

Selon nos informations, ce n’est pas lui, mais ses partenaires, qui ont plombé cette candidature. « Renaud Muselier ne voulait pas entendre parler de Culturespace, à cause des nombreux contentieux qu’ils ont dans la région », assure ainsi une source proche de son cabinet au Conseil régional. Ces contentieux concernent les carrières de lumière, aux Baux-de-Provence, mais aussi les villas Kérylos et Ephrussi-de Rothschild, dans les Alpes-Maritimes.

« Sur Kérylos, ils n’ont pas rempli leurs obligations de conservation, explique un haut fonctionnaire du ministère de la Culture, et sur Ephrussi-de Rothschild, ils ont modifié la couleur de la façade sans nous demander l’autorisation – qu’ils n’auraient de toute façon pas eue –, mais sans omettre de nous envoyer la facture. Ce qui chagrine beaucoup de gens au ministère, dans la mesure où Culturespace sollicite sans retenue les subventions publiques, alors qu’il s’agit d’une filiale qui permet à Suez de défiscaliser massivement, donc de contribuer le moins possible au budget de l’Etat. »

De quoi donner un peu plus de regrets à l’architecte marseillais, qui suit malgré tout avec grand intérêt l’avancée du chantier de la Villa Méditerranée. Pas rancunier, André Stern. Seulement déçu d’avoir vu lui échapper le projet qui lui tenait le plus à cœur.

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